25 Février 2015
Le pape, évêque de Rome, successeur de Pierre, patriarche d’Occident ?
Présentation du livre Quel pape pour les chrétiens. Papauté et collégialité en dialogue avec l’orthodoxie, DDB, coll. « Théologie à l’Université, janvier 2015, 186 pages.
Bourgoin-Jallieu, 20 février 2015 / Valence, 25 février 2015
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Pour débuter cette présentation de mon livre, j’aimerais commencer par deux citations (un peu longues) de deux papes et l’explication de pourquoi ces deux citations.
1. Dans La Joie de l’Evangile du pape François :
[244.] "L’engagement œcuménique répond à la prière du Seigneur Jésus qui demande « Que tous soient un » (Jn 17,21). La crédibilité de l’annonce chrétienne serait beaucoup plus grande si les chrétiens dépassaient leurs divisions et si l’Église réalisait « la plénitude de catholicité qui lui est propre en ceux de ses fils qui, certes, lui appartiennent par le baptême, mais se trouvent séparés de sa pleine communion ». Nous devons toujours nous rappeler que nous sommes pèlerins, et que nous pérégrinons ensemble. Pour cela il faut confier son cœur au compagnon de route sans méfiance, sans méfiance, et viser avant tout ce que nous cherchons : la paix dans le visage de l’unique Dieu. (…)
[245.] À cette lumière, l’œcuménisme est un apport à l’unité de la famille humaine. (…)
[246.] Étant donné la gravité du contre témoignage de la division entre chrétiens, particulièrement en Asie et en Afrique, la recherche de chemins d’unité devient urgente. Les missionnaires sur ces continents répètent sans cesse les critiques, les plaintes et les moqueries qu’ils reçoivent à cause du scandale des chrétiens divisés. Si nous nous concentrons sur les convictions qui nous unissent et rappelons le principe de la hiérarchie des vérités, nous pourrons marcher résolument vers des expressions communes de l’annonce, du service et du témoignage. La multitude immense qui n’a pas reçu l’annonce de Jésus Christ ne peut nous laisser indifférents. Néanmoins, l’engagement pour l’unité qui facilite l’accueil de Jésus Christ ne peut être pure diplomatie, ni un accomplissement forcé, pour se transformer en un chemin incontournable d’évangélisation. Les signes de division entre les chrétiens dans des pays qui sont brisés par la violence, ajoutent d’autres motifs de conflit de la part de ceux qui devraient être un actif ferment de paix. Elles sont tellement nombreuses et tellement précieuses, les réalités qui nous unissent ! Et si vraiment nous croyons en la libre et généreuse action de l’Esprit, nous pouvons apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne s’agit pas seulement de recevoir des informations sur les autres afin de mieux les connaître, mais de recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aussi pour nous. Simplement, pour donner un exemple, dans le dialogue avec les frères orthodoxes, nous les catholiques, nous avons la possibilité d’apprendre quelque chose de plus sur le sens de la collégialité épiscopale et sur l’expérience de la synodalité. A travers un échange de dons, l’Esprit peut nous conduire toujours plus à la vérité et au bien."
2. Jean-Paul II dans Ut unum sint (Que tous soient un) de 1995 :
[95.] (…) "Lorsque l'Eglise catholique affirme que la fonction de l'Evêque de Rome répond à la volonté du Christ, elle ne sépare pas cette fonction de la mission confiée à l'ensemble des Evêques, eux aussi « vicaires et légats du Christ ». L'Evêque de Rome appartient à leur « collège » et ils sont ses frères dans le ministère.
Ce qui concerne l'unité de toutes les Communautés chrétiennes entre évidemment dans le cadre des charges qui relèvent de la primauté. Il sait bien, en tant qu'Evêque de Rome, (…) que le désir ardent du Christ est la communion pleine et visible de toutes les Communautés, dans lesquelles habite son Esprit en vertu de la fidélité de Dieu. Je suis convaincu d'avoir à cet égard une responsabilité particulière, surtout lorsque je vois l'aspiration œcuménique de la majeure partie des Communautés chrétiennes et que j'écoute la requête qui m'est adressée de trouver une forme d'exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l'essentiel de sa mission. Pendant un millénaire, les chrétiens « étaient unis par la communion fraternelle dans la foi et la vie sacramentelle, le Siège romain intervenant d'un commun accord, si des différends au sujet de la foi ou de la discipline s'élevaient entre elles ». La primauté s'exerçait ainsi pour l'unité. En m'adressant au Patriarche œcuménique, Sa Sainteté Dimitrios Ier, j'étais conscient, comme je l'ai dit, que « pour des raisons très diverses, et contre la volonté des uns et des autres, ce qui devait être un service a pu se manifester sous un éclairage assez différent. Mais, c'est par désir d'obéir vraiment à la volonté du Christ que je me reconnais appelé, comme Evêque de Rome, à exercer ce ministère. Je prie l'Esprit Saint de nous donner sa lumière et d'éclairer tous les pasteurs et théologiens de nos Églises, afin que nous puissions chercher, évidemment ensemble, les formes dans lesquelles ce ministère pourra réaliser un service d'amour reconnu par les uns et par les autres ».
[96.] C'est une tâche immense que nous ne pouvons refuser et que je ne puis mener à bien tout seul. La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles, n'ayant à l'esprit que la volonté du Christ pour son Eglise, nous laissant saisir par son cri, « Que tous soient un... afin que le monde croie que tu m'as envoyé » (Jn 17, 21)?"
Ces deux citations donnent le cadre de la recherche que j’ai faite et même l’enjeu de ce que j’ai essayé de montrer dans ces pages. Même si la 1ère citation est postérieure à mon travail, ce qui m’intéresse c’est ce qu’elle dit en finale de ce que je vous ai cité : nous pouvons apprendre (et même plus que cela !) les uns des autres, entre Eglises séparées, et notamment nous avons à apprendre de l’orthodoxie quant à l’articulation à vivre entre ce qu’on appelle la primauté et plus de collégialité et de synodalité dans l’Eglise. La primauté : le pouvoir d’une personne au service de l’Eglise et de la communion, de l’unité – par exemple un évêque dans un diocèse ou le pape à l’échelle de l’Eglise universelle – ; et la collégialité et la synodalité, c’est-à-dire le fait que ce primat ne gouverne pas seul mais en communion avec d’autres (par exemple son conseil presbytéral pour un évêque et un conseil d’évêques ou de cardinaux pour le pape) et même plus largement avec des instances de dialogue qu’on appelle synode qui soient le reflet des différentes réalités de la vie de l’Eglise (que ce soit un synode permanent, consulté régulièrement, ou que ce soit des démarches synodales plus exceptionnelles, pour tel ou tel sujet ou enjeu d’Eglise).
Quand le pape François appelle à ce qu’on apprenne des Eglises orthodoxes, il ne dit pas que ça n’existe pas du tout dans l’Eglise catholique mais il dit que la pratique dans les Eglises orthodoxes pourrait nous permettre de mieux équilibrer ces formes complémentaires d’exercice du pouvoir. Pour le dire autrement, le pape doit-il gouverner seul, en lien de communion avec les évêques et à l’écoute de toute l’Eglise grâce à tel ou tel synode consultatif, ou le pape ne pourrait-il pas gouverner au sens de conduire l’Eglise dans un lien de réciprocité plus grande et dans un lien d’obligation plus grand avec les évêques et plus largement l’ensemble de l’Eglise ? Le pape décide-t-il les choses et elles doivent ensuite s’appliquer ou ne pourrait-il pas plutôt être au service d’une décision plus collective des évêques comme représentants de leurs Eglises locales et donc dans l’écoute de celles-ci par des démarches synodales ?
C’est là que j’en arrive à la seconde citation, celle de Jean-Paul II : comment rééquilibrer le ministère de service de communion de l’évêque de Rome, pour qu’il soit plus ajusté et plus compréhensible et acceptable pour les autres Eglises séparées ? Jean-Paul II se disait prêt à ce travail là et demandait – nous étions en 1995, donc il y a 20 ans – aux responsables des autres Eglises et à leurs théologiens de l’aider à envisager ce réajustement de son ministère de pape. Dans la citation que je vous ai lue, il fait écho à ce qu’était peut-être ce ministère au 1er millénaire c’est-à-dire à l’époque de ce qu’on appelle l’Eglise indivise, c’est-à-dire avant le grand schisme d’Orient en 1054.
Juste avant que j’entre un peu plus dans le contenu de mon livre et le parcours que je propose, je voulais vous dire quelques mots du contexte de rédaction. Ce livre est le fruit d’un travail de recherche à l’Institut Supérieur des Etudes Œcuméniques de Paris, soutenu en septembre 2011. Un travail pour lequel j’ai reçu en décembre 2012 un prix théologique œcuménique, c’était à l’occasion des 25 ans du CECEF, le Conseil d’Eglises Chrétiennes en France. Ce jour là c’est Mgr Emmanuel, métropolite grec-orthodoxe de France et président de l’Assemblée des évêques orthodoxes en France, qui m’a remis le prix. A partir du texte qu’il avait alors prononcé il a accepté de postfacer mon livre. Ce sont les dernières pages où il explique, de son point de vue, l’intérêt de mon travail. Son texte me touche tout particulièrement du fait que Mgr Emmanuel est un proche du patriarche de Constantinople Bartholoméos 1er, il a notamment eu en charge les visites aux différentes Eglises en vue du grand concile orthodoxe de toutes les Eglises annoncé pour Pentecôte 2016 (ayant obtenu récemment la nationalité turque, à la demande du Patriarche, certains pensent qu’il serait potentiellement un successeur possible au Patriarche de Constantinople).
Mon travail est donc le fruit d’un master de recherche à l’ISEO. Pourquoi travailler ce sujet là qu’est la question du pape et celle de l’articulation entre primauté (du pape) et collégialité au regard du dialogue avec l’orthodoxie ?
Je voulais travailler cette question du ministère du pape, pour plusieurs raisons. Une raison intra-catholique, à savoir celle de comprendre comment ce ministère a évolué au cours des siècles, comment il pourrait mieux s’articuler à une collégialité plus effective des évêques, comme y invitait et l’a déjà permis le concile Vatican II. Il se trouve de plus que chaque rupture dans l’histoire de l’Eglise, chaque schisme, a de près ou de loin un lien avec la question de l’exercice de l’autorité par le pape de Rome. C’est donc une vraie question œcuménique, et même la quasi seule qui nous sépare encore de nos frères orthodoxes.
Et j’ai voulu travailler cette question dans le dialogue avec les orthodoxes, pour deux raisons. La 1ère c’est que je connaissais vraiment beaucoup moins l’orthodoxie que le protestantisme et ça m’intéressait de m’obliger à creuser des sujets que je ne connais pas – je trouve ça plus stimulant pour le travail intellectuel et je trouvais qu’il y avait un enjeu pour moi pour ma formation – et, seconde raison, quelques mois avant que je débute mon travail de recherche un document œcuménique important venait d’être publié, un document très officiel de dialogue entre l’Eglise catholique romaine et les Eglises orthodoxes ; il s’appelle le Document de Ravenne, il a été signé en octobre 2007 ; c’est un document qui relance le dialogue officiel entre nos deux Eglises après quelques années un peu compliquées suite à la chute du communisme et quelques crispations de Jean-Paul II avec l’Eglise orthodoxe russe, et c’est un document qui redit l’importance d’une juste articulation entre primauté (de gouvernance) et collégialité ou synodalité à tous les niveaux de la vie de l’Eglise :
le niveau local (les diocèses) ; nos deux Eglises catholique et orthodoxe sont plutôt d’accord, en tout cas nous avons des réalités de vie ecclésiales assez semblables d’un point de vue d’organisation et d’institution et c’est basé sur la même ecclésiologie (pour dire vite : l’Eglise c’est le rassemblement des chrétiens d’un même lieu, sous la conduite d’un évêque qui préside cette communauté au nom du Christ ; il le fait par la célébration de l’eucharistie comme lieu de la communion entre tous et par la confession de foi de l’Eglise à laquelle il veille dans la communion avec les autres évêques et donc les autres Eglises locales) ;
le niveau régional (ce qu’on appelle dans l’Église orthodoxe les Patriarcats et ce qui correspondrait chez nous catholiques à des ères géographiques de type continental) ; là il y a un vrai appel et un enjeu dans l’Eglise catholique car on ne sait pas trop ce que ça peut vouloir dire de façon effective (le concile Vatican II parlait des conférences épiscopales mais elles ont un rôle finalement assez limité) ;
et enfin le niveau de ce qu’on appelle l’Eglise universelle : la question du pape comme ministère de service de l’unité dans toute l’Eglise au sens de : entre toutes les Eglises locales ; du point de vue catholique on a beaucoup mis l’accent sur ce niveau là – universel – et du côté orthodoxe c’est une vraie question, et même un problème : ça veut dire quoi une service de communion et d’autorité d’un évêque par rapport à d’autres ; l’exemple concret c’est par exemple le fameux concile orthodoxe annoncé pour 2016 : ça fait presqu’un siècle qu’il est annoncé mais qui le convoque, qui le préside, qui en établit l’ordre du jour ; ou pour le dire autrement qui décide de comment on va se poser ces questions là et y répondre ? Qui le décide d’autant qu’historiquement c’est plutôt l’archevêque et patriarche de Constantinople qui jouait ce rôle là depuis le schisme de 1054 mais ça lui est en partie et "politiquement" (en tout cas numériquement) contesté aujourd’hui par le patriarche de Moscou qui représente une écrasante majorité d’orthodoxes, dans une orthodoxie très diversifiée et qui a beaucoup bougé dans ses fonctionnements au cours des derniers siècles à cause de l’oppression de l’Empire ottoman, jusqu’au début du 20ème siècle, puis à cause des années de communisme. Ce sont des périodes complexes de l’histoire des pays orthodoxes qui jouent beaucoup sur les liens entre les Eglises orthodoxes aujourd’hui. Quel ministère de communion entre ces Eglises qui sont une seule et même Eglise diversifiée, quel ministère de communion qui soit pour de vrai effectif ?
Voilà, grosso modo, le cadre de mon travail. En notant que ce texte de Ravenne est un document qui annonce trois autres documents à venir, un 1er qui n’est pas encore arrivé à consensus qui serait une relecture des fonctionnements ecclésiaux au 1er millénaire, en Occident et en Orient, et comment ça interagissait concrètement et qu’est-ce que ça disait de la vie de l’Eglise dans son articulation entre une communion réelle et une légitime diversité ; puis il y aurait un deuxième document sur la vie de l’Eglise en Occident et celle de l’Eglise orthodoxe après la rupture du 1er millénaire – le schisme de 1054 – avant d’envisager, grâce à cette relecture réconciliée de nos histoires respectives, un dernier document sur des chemins de réconciliation effectifs entre nos deux Eglises et de définir pour cela comment pourrait réellement se vivre le ministère du pape pour la communion entre les Eglises chrétiennes séparées, et déjà entre l’Eglise catholique et le monde orthodoxe.
Ces documents annoncés c’est exactement le plan que j’ai suivi dans mon livre. Après une grande partie introductive sur le titre de patriarche d’Occident – c'était ma porte d'entrée, je vais y revenir juste après – j’explore l’ecclésiologie du 1er millénaire (l’ecclésiologie ça veut dire qu’est-ce que l’Eglise, comment ça fonctionne, et qu’est-ce que ça nous dit de sa mission et de son rapport au monde) – puis, dans la partie suivante, j’analyse et je relis les évolutions historiques, politiques et ecclésiales au second millénaire, dans l’une et l’autre de nos deux Eglises. L’enjeu il est d’entendre et de comprendre comment les fonctionnements institutionnels ont évolué et pourquoi, c’est d’entendre et de comprendre le réel de ce qui est vécu au regard de ce qu’on affirme de soi au nom de fonctionnements qu’on avait pu vivre au 1er millénaire et desquels on se réclame encore, pour entendre et comprendre alors – en conclusion – quels chemins pourraient s’ouvrir, notamment au regard d’une décision qu’a prise Benoît XVI en mars 2006 et qui fait justement l’objet de la partie introductive autour du titre de patriarche d’Occident et au regard des hypothèses qu’en son temps le théologien Joseph Ratzinger avaient émises pour un fonctionnement plus décentralisé de l’Eglise, ce à quoi travaille justement le pape François en ce moment.
Cette décision de Benoît XVI, de quoi s’agit-il ? J'en viens à cette fameuse porte d'entrée que j'évoquais à l'instant. Je parle de décision, mais pour dire vrai il faut mettre des guillemets car ça n’a jamais annoncé tel quel. En fait, on découvre en mars 2006 que dans l’Annuaire pontifical – un annuaire qui recense tous les évêques, cardinaux, responsables de je ne sais quel service ou mouvement d’Église dans le monde, un document très officiel qui donne aussi des statistiques sur la vie de l’Église sur tous continents –, dans cet Annuaire pontifical de 2006 on découvre donc, à la page où on présente qui est le pape, que dans la liste de tous ses titres (il en a plusieurs) il y en a un qui a disparu, il n’est plus mentionné, un titre dont vous ne savez sans doute pas qu’il existait à savoir que le pape était Patriarche d’Occident. Un titre dont on se demande bien ce que ça peut vouloir dire.
Il se trouve que lorsque je commençais mon travail de recherche sur le pape et son rôle dans l’Eglise et pour la communion entre les Églises locales avant le schisme, très souvent je suis tombé sur cette notion de patriarche et sur celle de patriarcats, deux mots souvent mentionnés comme un fait d’organisation de ce qu’était l’Eglise des premiers siècles, souvent mentionnés aussi de façon historique, mais jamais réellement expliqués dans leur signification ecclésiologique et leurs évolutions. Du coup cette histoire de suppression du titre de patriarche d’Occident ça a été ma porte d’entrée pour mon travail – c’est toute la partie introductive de mon livre – et c’est à partir de cela que j’ai écrit la suite dans le parcours que je viens de vous mentionner à grands traits.
Je reviens au titre de patriarche d’Occident. Ma question a été de savoir ce que ça voulait dire et à quoi ça correspondait concrètement. La question du coup de savoir comment ça fonctionnait l’Eglise des premiers siècles, comment s’exerçait l’autorité – quelle autorité d’ailleurs ? – et comment ça s’est mis en place. Ça m’intéressait d’autant plus que dans l’Eglise orthodoxe les évêques responsables d’une des 15 Eglises orthodoxes s’appellent pour la plupart des Patriarches. L’Eglise grec-orthodoxe dont l’évêque est celui de Constantinople s’appelle le patriarche de Constantinople – pour complexifier un peu il a même le titre de « Patriarche œcuménique », ça veut dire responsable de l’ensemble de l’Eglise connue à l’époque, il faut entendre l’ensemble de l’Eglise orthodoxe. A Moscou il y a aussi un patriarche, et de même dans la plupart des autres Eglises orthodoxes. Qu’est-ce que ça voulait dire que le pape soit patriarche d’Occident ?
Pour bon nombre de gens qui ont appris complètement par hasard qu’il y avait une petite polémique suite à la disparition de ce titre c’est apparu comme un dépoussiérage d’un truc du passé qui s’accumule. Mais pour les orthodoxes ce n’était pas si évident. Car au 1er millénaire l’Eglise était organisée en 5 patriarcats, plus ou moins autonomes mais en lien réel, le patriarche d’Occident qui était l’évêque de Rome et 4 patriarches en Orient : à Antioche, Alexandrie (le pape copte actuel dont on parle ces jours-ci), Jérusalem et Constantinople. L’évêque de Rome a très vite joué un rôle particulier mais toujours en lien avec les 4 autres patriarches, jamais à leur place ou au-dessus d’eux (il a notamment joué un rôle d'appel en cas de conflit entre évêques ; cf. le concile de Sardique) ; et l’évêque de Constantinople a très vite joué un rôle certain aussi quand la capitale de l’Empire romain s’est déplacée de Rome à Constantinople. C’est même pour cette raison que l’évêque de Constantinople est patriarche avec un certain nombre de prérogatives liées à ce nouveau titre ; on était alors à la fin du 4ème siècle. Vous rajoutez à cela qu’à la fin du 5ème siècle c’est la chute de l’Empire romain d’Occident et ça aura forcément des répercussions sur la vie de l’Eglise, en Occident, mais aussi, du coup, pour les liens avec les Eglises d’Orient et donc avec les 4 patriarcats notamment.
Tout ça pour dire que pour les orthodoxes ce titre de Patriarche d’Occident il était important, symboliquement, car il disait que le pape n’est pas au-dessus de toute l’Eglise mais il est un parmi d’autres. Si demain nous retrouvons la pleine communion entre nos Eglises, le pape sera-t-il responsable au-dessus des évêques et des patriarches orientaux, comme c’est le cas aujourd’hui dans l’Eglise catholique, ou sera-t-il un évêque parmi d’autres et pourquoi pas un patriarche parmi d’autres avec une responsabilité particulière pour son diocèse, pour son ère géographique régionale, et à l’échelon universel ? Vous retrouvez là mes trois niveaux d’exercice de l’autorité dont il était question dans le Document de Ravenne.
Pour nous, je le redis, c’est apparu comme un dépoussiérage d’un titre qui ne sert à rien sauf à en rajouter un peu pompeusement dans une liste de titres qu’on additionne comme pour montrer sa puissance ou son importance – ce qui était un peu la tendance dans les siècles passés, pour tout un tas de bonnes raisons politiques et historiques – ; mais pour les orthodoxes c’était dire l’air de rien que le pape est au-dessus de tous. Inacceptable pour eux ! Inacceptable au regard de leur conception de l’Eglise – leur ecclésiologie – et inacceptable au regard des développements historiques de part et d’autre.
Le pape Benoît XVI ne s’est jamais expliqué sur la suppression de ce titre. Il y a juste un communiqué du Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens qui a juste dit que ce titre était devenu obsolète dans l’Eglise latine et que le supprimer pourrait ouvrir de nouveaux chemins œcuméniques. Lesquels. Ca n’a pas été dit, c’est ce que j’essaye d’entrouvrir dans mes pages de conclusion, au regard du parcours historique et ecclésiologique que je propose tout au long de mon livre et au regard de ce que Joseph Ratzinger écrivait dans les années 1970. Benoît XVI, donc, n’a jamais expliqué, mais ce qui est sûr c’est que le titre n’a jamais été remis, ce n’était donc pas une erreur.
Quelques mots, si vous voulez bien, sur le parcours historico-politique et ecclésiologique que je propose dans mon livre. Je n’entre pas dans les détails, vous irez lire de plus près !
Après la partie introductive sur la suppression du titre de patriarche d’Occident et des réactions orthodoxes que ça a provoqué, je me penche dans ce qui est la deuxième partie du livre sur ce qu’ai appelé « L’émergence des patriarcats – questions historiques et théologiques aux six premiers siècles ». Je me penche sur les mises en place institutionnelles des premiers siècles, comment ça a suivi le quadrillage territorial de l’Empire, en partant des cités et des métropoles, et comment les premiers conciles attestent de cette organisation en évolution ; puis j’essaye d’analyser si la mise en place de ce qui aboutit au 6ème siècle aux 5 patriarcats que j’ai évoqués tout à l’heure (Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem) – on appelle ça la Pentarchie – j’essaye d’analyser, donc, si ça a vraiment fonctionné comme cela et comment ou si en fait il n’ y a pas déjà un écart entre le modèle annoncé et le modèle réel (ce qui est en fait toujours le cas au cours des siècles) ; et j’essaye de comprendre les différences d’accent qui sont déjà perceptibles entre l’évêque de Rome et sa compréhension des liens entre les patriarches et les patriarches d’Orient entre eux, les liens aussi avec l’Empire et l’empereur (on s'aperçoit qu'en fait c'est l'empereur qui convoque les conciles, il a besoin de l'unité de l'Eglise pour l'unité de l'Empire), et quelles justifications théologiques ont fait de ces différences de mises d’accent. Par exemple autour de la figure de Pierre dans les évangiles sur laquelle on va beaucoup insister dans l’Eglise romaine et latine là où Constantinople mettre l’accent sur le fait qu’il y avait une primauté d’un patriarche sur un autre, Rome d’abord puis Constantinople, en raison de la capitale politique de l’Empire située d’abord à Rome puis à Constantinople. Et je montre comment, dès ces premiers siècles de fonctionnement plus ou moins effectifs ou plus ou moins compris de part et d’autre, se dessine déjà des différences qui vont marquer les évolutions de chacune des Églises après le schisme d’Orient en 1054 ; ce schisme qui est pour une part la conséquence de ces fonctionnements déjà compris différemment ou en tout cas qui les entérine, des fonctionnements et des évolutions institutionnelles qui sont aussi le fruit du contexte historique et politique de l’époque qui n’évolue pas pareil en Orient et dans l’Occident d’après la chute de l’Empire romain qui va fragiliser l’unité dans ce qui est l’actuelle Europe. Les enjeux d’unité de l’Église ne vont plus être les même alors en Orient et en Occident, parce qu’on s’aperçoit que tout est lié.
Dans la partie suivante de mon livre, la 3ème, j’analyse, comme je vous le disais tout à l’heure, ce que j’ai appelé « Les développements ecclésiologiques au sein de chacun des deux « blocs » oriental et occidental ». Pour le dire autrement, après le schisme de 1054, de part et d’autre chacun va continuer sa vie comme il peut, avec des contextes socio-politiques et géo-politiques très différents, avec des enjeux d’unité différents aussi, dans des mondes culturels différents. Et ça, ça va créer un éloignement réciproque au cours des siècles, y compris dans les fonctionnements ecclésiaux, et en plus ça va infléchir différemment ces fonctionnements. Par exemple, en Occident, avec une forte monarchisation de la figure du pape, au nom d’une unité à garder à tout prix, pour le dire très vite. On va arriver à des développements historiques et ecclésiologiques où le pape est un super-évêque au-dessus des évêques qui sont un peu comme ses préfets, un super-évêque qui en plus est un chef d’Etat. Le sommet de ces développements c’est le concile Vatican I. J’essaye de comprendre comment on en arrive aux affirmation de ce concile sur la papauté et comment Vatican II va essayer de rééquilibrer les choses. Et j’essaye aussi de comprendre comment ça fonctionne les liens entre l’Église catholique romaine et les Églises catholiques orientales, ces « portions » d’Eglises orthodoxes (pour la plupart de ces 21 Eglises) qui se sont rattachées à Rome au cours des derniers siècles et qui ont eu le droit de garder une certaine autonomie de discipline, de liturgie et de fonctionnements ecclésiaux, par exemple sur la question de l’articulation entre le primat de l’Eglise et les autres évêques, l’articulation aussi de ce primat et des évêques avec le Souverain pontife. J’ai notamment été voir dans l’actuel Code de droit canonique des Eglises catholiques orientales s’il n’y aura pas des fonctionnements ecclésiaux qui pourraient nous aider dans l’Eglise catholique à vivre cette décentralisation à laquelle travaille aujourd’hui le pape François et comment ces fonctionnements pourraient nous aider à trouver des articulations avec les fonctionnements ecclésiaux du monde orthodoxe.
Côté orthodoxe où on revendique beaucoup d’être fidèle à l’ecclésiologie du premier millénaire, j’ai été voir comment ça a évolué avec els expansions missionnaires qui ont notamment amené à la création du très puissant patriarcat de Moscou ; comment aussi les siècles de domination ottomane ont fortement centralisé l’Église orthodoxe méditerranéenne autour du seul patriarche de Constantinople, faussant du coup les fonctionnements, et comment la chute de l’Empire ottoman a provoqué des désirs forts d’indépendance nationale et du coup ecclésiale, ce qui a conduit à une fragmentation de l’Eglise orthodoxe. On a eu le même phénomène avec les années de communisme puis la chute de ce régime il y a 25 ans. On a aujourd’hui une Eglise orthodoxe très partagée et même morcelée avec deux figures d’autorité qui s’affrontent, celle de Constantinople, qui est la figure historique de communion dans l’orthodoxie après le schisme de 1054, et la figure qui est puissante numériquement du patriarche de Moscou. Aujourd’hui cette bipolarisation de l’Eglise orthodoxe en même temps que son émiettement en raison des nationalismes rend le dialogue un peu compliqué, en tout cas complexe, car si du côté catholique on sait qui a autorité pour parler au nom de l’Eglise, qui est l’interlocuteur légitime en face ?
Quelques mots, pour finir, sur mes conclusions qui sont plus des questions ouvertes que des hypothèses sûres quant à l’avenir du dialogue œcuménique. Après avoir essayé de redire clairement nos ecclésiologies respectives au regard des évolutions historiques, et donc après avoir mis en mot comment ça fonctionne chacune de nos deux Eglises, j’essaye de voir ce que la suppression du titre de patriarche d’Occident dit d’un modèle d’avenir possible.
Je souligne notamment que parler d’Eglise d’Occident pour l’Eglise catholique ce n’est pas si évident que cela, car non seulement elle est aujourd’hui répandue sur tous les continents, mais c’est en fait le cas aussi pour les Eglises orthodoxes, même si pour elles ce qu’elles appellent le territoire canonique d’une Église reste un critère important, sur le papier notamment mais beaucoup moins dans la réalité de vie des orthodoxes après les vagues de diaspora. Pour le dire autrement et concrètement, si demain nos Eglises retrouvent la pleine communion est-ce que ça veut dire qu’en Occident tous les chrétiens doivent vivre selon le rite catholique romain et que dans les diocèses dépendant de Moscou on doit vivre et célébrer dans le rite orthodoxe slave ? Dans le fonctionnement orthodoxe de l’Eglise, le rite est lié au territoire. Mais dans un monde globalisé qu’est-ce que ça veut dire ? Du coup peut-on envisager une unité réelle de l’Eglise avec les unes à côtés de autres des églises de rites différents qui dépendraient soit du même évêque (de rite latin en Occident et de rite orthodoxe en Orient ?) soit qui dépendraient chacune d’un évêque différent lié à leur rite ? Quelle communion effective du coup ?
Autre question conclusive, supprimer le titre de patriarche d’Occident, est-ce que ça ne pourrait pas permettre de reconnaître plusieurs patriarcats latins dans ce qu’on appelait historiquement l’Occident, à savoir ce qui serait par exemple une Eglise catholique d’Amérique latine, une Eglise catholique d’Afrique, une Eglise catholique d’Europe, une Eglise catholique d’Océanie, etc. ? Des Eglises plus autonomes, dans une forme de décentralisation qui serait ainsi envisagée ? Cette hypothèse de patriarcats latins dans l’Eglise catholique romaine était celle du théologien Joseph Ratzinger dans les années 1970. Vivre l’unité et la communion de façon moins uniforme dans l’Eglise catholique ça pourrait permettre de mieux trouver quelle légitime diversité vivre avec des Eglises orthodoxes avec qui nous retrouverions la pleine communion.
Dernière piste enfin, dire que l’Église catholique romaine ce n’est plus le Patriarcat d’Occident, n’est-ce pas un début de reconnaissance officiel qu’en Occident il y a d’autres Eglises que la seule Église catholique romaine, ces fameuses Églises et communautés ecclésiales dont parle le concile Vatican II quand il parle des communautés chrétiennes issues de la réforme protestante ? Je vous rappelle que ces Eglises – je le dis en employant le mot dans son sens sociologique – ne sont pas reconnues aujourd’hui comme des Eglises à part entière mais plutôt comme des communautés ecclésiales, car notre ecclésiologie, comme celle des Eglises orthodoxes, considère que pour dire d’une Eglise qu’elle est Eglise au sens plein, c’est qu’elle vit des sacrements et de l’eucharistie en étant organisée avec des ministères dont le ministère épiscopal.
Je ne suis pas sûr que cette reconnaissance d’autres Eglises comme Eglises au sens plein du terme soit vraiment « contenu » dans cette suppression du titre de Patriarche d’Occident. En tout cas en supprimant ce titre c’est quand même sûr qu’on considère que l’Eglise catholique romaine ne peut être définie que comme relevant du territoire occidental des premiers siècles et j’ose croire que cette suppression de ce titre devenu obsolète – pour reprendre la justification officielle – est une façon de reconnaître que dans ce territoire qu’est l’Occident l’Eglise catholique n’épuise pas la totalité de la vie ecclésiale.
Dernier mot, promis. Ce travail m’aura permis de relire l’histoire de nos Eglises et de mieux comprendre l’écart entre le réel de ce qui est vécu et le modèle annoncé de ce qu’on croit vivre mais qui a bougé au cours de siècles, et ça m’aura permis de ce fait là de mieux appréhender le lien entre le modèle vécu de communion en interne de chacune de nos Eglises et le modèle rêvé d’unité et de communion entre ces Eglises.