Eglise(s) et unité des chrétiens - Fr. Roger
Frère Roger, de Taizé / « Vivre dans l’Eglise – S’unir pour que le monde croit »
Vivre l’aujourd’hui de Dieu, Les Presses de Taizé, 1964, p.71-91
Les générations de demain supporteront de moins en moins la contradiction de la division des chrétiens en confessions diverses. Elles ne toléreront plus la perte d’énergie utilisée à légitimer des positions confessionnelles alors que, par l’accroissement vertigineux des populations, les hommes sans connaissance de Dieu augmentent de jour en jour. Elles ne supporteront plus que le meilleur des forces des chrétiens se perde à prouver le bien-fondé de leurs positions respectives. […]
Comment […] espérer une mission universelle, question de vie ou de mort pour l’Evangile plus que jamais ? L’Evangile appelle les chrétiens à gagner tous les hommes ; il dépose en chacun un ferment d’universalité. Or nos divisions, en nous enfermant dans les ghettos chrétiens, nous ont vidés de nos forces vives.
Voilà pourquoi aujourd’hui, ouvrant les yeux sur le scandale de nos divisions, nous cherchons une unité visible, condition d’un élan missionnaire capable de porter l’Evangile à tout homme dans le monde. La mission universelle des chrétiens vis-à-vis des incroyants a tout à recevoir d’une telle démarche. Ce qui caractérise l’Eglise dès ses origines, c’est cette mission universelle, la conscience que tout homme doit être amené captif à l’obéissance de Jésus-Christ. Unité et mission sont indissolublement liées.
Aussi peut-elle désormais devenir continûment nôtre la prière du Christ, fondement de tout œcuménisme : « qu’ils soient un, comme nous sommes un… afin que le monde croie que tu m’as envoyé ».
A la veille de sa mort, le Christ pressentait le drame de nos divisions. Aussi, avant de nous quitter, fait-il plus ardente la prière : qu’ils soient un. Et par là, il adresse vocation d’unité aux chrétiens de tous les temps. Si ceux qui confessent son nom s’opposent les uns aux autres, s’il n’y a pas d’unité entre eux, le monde ne pourra croire que les chrétiens sont fils du même Père. L’hypocrisie, stigmatisée par le Christ chez les pharisiens, sera à nouveau introduite dans le monde par les chrétiens eux-mêmes.
« Le Christ ne saurait être divisé », le Corps du Christ est un. Tous ceux qui portent le nom de chrétien doivent veiller à ce que leurs oppositions ne soient pas une occasion de scandale pour les incrédules, pour le monde. Nous rendons-nous compte que le monde a le droit de se rire de nous qui, si facilement, avons confessé un Dieu d’amour, tout en nous méprisant entre nous qui portons le nom du Christ ? […]
La prise de conscience de l’existence des masses non-chrétiennes, et de leur hostilité contre ceux qui se réclament du Christ, fera découvrir à certains l’urgence de notre unité et nous ouvrira au sens élémentaire de la catholicité. Un souffle du large va traverser les différentes confessions chrétiennes et une question se posera de plus en plus : que signifie l’appartenance à l’Eglise-Corps du Christ ? Dans une générosité croissante, dans une vraie amitié pour tout homme, tous ces croyants redécouvriront ce que l’unité de l’Eglise implique de valeurs universelles. Il ne s’agit pas d’aimer seulement ceux qui confessent Jésus-Christ comme moi et prient à ma manière. En effet, si j’aime seulement ceux qui m’aiment, qu’y a-t-il alors d’extraordinaire, les païens n’en font-ils pas autant ?
Il s’agit de savoir que, si elle est divisée en elle-même, la maison est susceptible de s’effondrer : au jour où il reviendra, le Fils de l’homme trouvera-t-il la foi sur terre ? Il s’agit d’être conscients du drame qui se joue dans l’Eglise et contre elle : si nous continuons à nous présenter au monde dans la division, qu’aurons-nous à dire, face à l’humanité plus lucide que nous-mêmes sur nos inconséquences ?
Certains chrétiens, il est vrai, affirment que l’unité de l’Eglise existe dès maintenant dans le Christ, invisiblement. Mais qu’est donc cette unité spirituelle, incapable de s’inscrire dans les faits ? Et surtout comment pourrions-nous demander à ceux que l’Evangile appelle le monde, les incroyants, de regarder avec les yeux de la foi ! Le monde croit à ce qu’il voit, et ce qu’il voit actuellement c’est une chrétienté divisée. Seule notre unité visible est capable de prouver au monde que nous sommes fils du même Père, fidèles au même Christ.
Dès lors, si nous cherchons cette unité visible des chrétiens, c’est bien par pure obéissance à la volonté du Christ inscrite dans sa dernière prière : qu’ils soient un, afin que le monde croit. Dans cet esprit seulement, il devient possible de rechercher les conditions d’un véritable œcuménisme, qui comporte purification de part et d’autre, dans un commun amour de Jésus-Christ.
Pour indiquer les voies de l’œcuménisme, il faut d’abord barrer sur le terrain tous les chemins de traverse. Ils sont divers. Le confusionnisme. Certains chrétiens veulent méconnaître les vraies causes de division, ils croient qu’il suffit de confesser le nom de Jésus pour que l’unité soit réalisée et pensent que les divisions se réduisent uniquement à des questions de psychologie, d’histoire, de vocabulaire. […] Le pragmatisme. Il consiste à attribuer les divergences à l’œuvre diabolique des théologiens, et dès lors, se refusant à entrer dans une compréhension de leurs études, à se rabattre sur une recherche d’unité toute pratique. Dans cette perspective ce sont les œuvres sociales, philanthropiques qui devraient unir les chrétiens au-delà de leurs divisions et qui suffiraient même à éliminer les difficultés accumulées par les théologiens. En réalité, une telle conception de l’unité est tout à fait insuffisante, mais il est vrai cependant qu’une collaboration dans la charité peut être un magnifique moyen de se préparer à l’unité totale dans la foi. […] Le fédéralisme. Il faut écarter également la pensée d’une fédération d’Eglises. Cette forme fédéraliste qui, dans l’ordre des sociétés humaines, peut être une solution heureuse, n’a pas d’analogie avec l’unité profonde du Corps mystique de Jésus-Christ. […]
Toujours dans un souci de purification, notons maintenant deux attitudes intérieures incompatibles avec l’œcuménisme. Le sectarisme. […] Il y a là une tentation subtile : se contempler soi-même dans sa propre pensée, avoir le sentiment personnel et convaincant d’une supériorité. […] L’intégrisme. […] On se place sur un terrain de combat – il ne s’agit plus de vérité dans la charité – pour défendre ce que l’on croit être un patrimoine spirituel inattaquable. Cette attitude existe dans toutes les confessions chrétiennes. […]
Venons-en maintenant aux principes qui doivent inspirer et guider la recherche de l’unité des chrétiens.
Le dialogue. Au lieu de faire de longs monologues où l’on s’écoute soi-même, savoir et écouter afin de comprendre et saisir par l’intérieur la pensée et les positions de l’interlocuteur. […] Pour dialoguer il faut renoncer aux arguments de la polémique, et se décider à regarder l’autre tels qu’il veut être et non tel que nous le voyons à travers l’image que des siècles d’oppositions stériles nous ont transmise. Il s’agit de se « rencontrer », […] de se familiariser avec une théologie, une philosophie, une spiritualité et même parfois une échelle de valeurs morales, si différentes des siennes propres qu’elles semblent n’avoir aucun rapport entre elles. Et cela simplement parce qu’il faut s’aimer dans la vérité. Cela suppose encore prendre du temps afin de trouver le ton juste, se débarrasser de la méfiance, se montrer tel que l’on est. […] Durant des siècles nous avons pris l’habitude de nous juger de haut et de loin. Il est aisé d’émettre des jugements péremptoires quand ceux-ci tombent sur d’autres chrétiens des hauteurs où nous demeurons. Mais la suprême compréhension se trouve dans la charité. Comprendre, ici, ne veut donc plus dire seulement connaître à fond les positions du vis-à-vis, le processus, les conclusions. Aimer la position du prochain dans son développement au cours de l’histoire de l’Eglise. Essayer d’entrer dans sa prière, dans sa réflexion, savoir pourquoi ce prochain pense et prie autrement que moi.
La pureté d’intentions. Cette recherche même du dialogue doit être accomplie sans arrière-pensée. Nous sommes ensembles parce que Dieu nous envoie, et non pas pour nous convertir les uns les autres. Partir sur la route de l’œcuménisme avec l’intention préméditée d’amener l’autre à soi, c’est trahir d’emblée l’esprit œcuménique. […]
La prière. Sans la prière pour l’unité, le travail œcuménique serait desséchant et vain. […] La patience. Toute notre action, toute notre prière doivent être placées sous le signe de la patience de Dieu. Nous savons que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres […]. Il serait humainement impensable que des divisions, vieilles de plusieurs siècles, se résolvent dans l’immédiat. Il y faudrait un bouleversement que l’esprit de l’homme ne peut imaginer. Dieu est à l’œuvre, nous sommes ses ouvriers. Il nous est demandé de poursuivre notre travail et notre prière avec persévérance et fidélité. […]
Frère Roger, de Taizé / « Vivre dans l’Eglise – S’unir pour que le monde croit »
Vivre l’aujourd’hui de Dieu, Les Presses de Taizé, 1964, p.71-91
Les générations de demain supporteront de moins en moins la contradiction de la division des chrétiens en confessions diverses. Elles ne toléreront plus la perte d’énergie utilisée à légitimer des positions confessionnelles alors que, par l’accroissement vertigineux des populations, les hommes sans connaissance de Dieu augmentent de jour en jour. Elles ne supporteront plus que le meilleur des forces des chrétiens se perde à prouver le bien-fondé de leurs positions respectives. […]
Comment […] espérer une mission universelle, question de vie ou de mort pour l’Evangile plus que jamais ? L’Evangile appelle les chrétiens à gagner tous les hommes ; il dépose en chacun un ferment d’universalité. Or nos divisions, en nous enfermant dans les ghettos chrétiens, nous ont vidés de nos forces vives.
Voilà pourquoi aujourd’hui, ouvrant les yeux sur le scandale de nos divisions, nous cherchons une unité visible, condition d’un élan missionnaire capable de porter l’Evangile à tout homme dans le monde. La mission universelle des chrétiens vis-à-vis des incroyants a tout à recevoir d’une telle démarche. Ce qui caractérise l’Eglise dès ses origines, c’est cette mission universelle, la conscience que tout homme doit être amené captif à l’obéissance de Jésus-Christ. Unité et mission sont indissolublement liées.
Aussi peut-elle désormais devenir continûment nôtre la prière du Christ, fondement de tout œcuménisme : « qu’ils soient un, comme nous sommes un… afin que le monde croie que tu m’as envoyé ».
A la veille de sa mort, le Christ pressentait le drame de nos divisions. Aussi, avant de nous quitter, fait-il plus ardente la prière : qu’ils soient un. Et par là, il adresse vocation d’unité aux chrétiens de tous les temps. Si ceux qui confessent son nom s’opposent les uns aux autres, s’il n’y a pas d’unité entre eux, le monde ne pourra croire que les chrétiens sont fils du même Père. L’hypocrisie, stigmatisée par le Christ chez les pharisiens, sera à nouveau introduite dans le monde par les chrétiens eux-mêmes.
« Le Christ ne saurait être divisé », le Corps du Christ est un. Tous ceux qui portent le nom de chrétien doivent veiller à ce que leurs oppositions ne soient pas une occasion de scandale pour les incrédules, pour le monde. Nous rendons-nous compte que le monde a le droit de se rire de nous qui, si facilement, avons confessé un Dieu d’amour, tout en nous méprisant entre nous qui portons le nom du Christ ? […]
La prise de conscience de l’existence des masses non-chrétiennes, et de leur hostilité contre ceux qui se réclament du Christ, fera découvrir à certains l’urgence de notre unité et nous ouvrira au sens élémentaire de la catholicité. Un souffle du large va traverser les différentes confessions chrétiennes et une question se posera de plus en plus : que signifie l’appartenance à l’Eglise-Corps du Christ ? Dans une générosité croissante, dans une vraie amitié pour tout homme, tous ces croyants redécouvriront ce que l’unité de l’Eglise implique de valeurs universelles. Il ne s’agit pas d’aimer seulement ceux qui confessent Jésus-Christ comme moi et prient à ma manière. En effet, si j’aime seulement ceux qui m’aiment, qu’y a-t-il alors d’extraordinaire, les païens n’en font-ils pas autant ?
Il s’agit de savoir que, si elle est divisée en elle-même, la maison est susceptible de s’effondrer : au jour où il reviendra, le Fils de l’homme trouvera-t-il la foi sur terre ? Il s’agit d’être conscients du drame qui se joue dans l’Eglise et contre elle : si nous continuons à nous présenter au monde dans la division, qu’aurons-nous à dire, face à l’humanité plus lucide que nous-mêmes sur nos inconséquences ?
Certains chrétiens, il est vrai, affirment que l’unité de l’Eglise existe dès maintenant dans le Christ, invisiblement. Mais qu’est donc cette unité spirituelle, incapable de s’inscrire dans les faits ? Et surtout comment pourrions-nous demander à ceux que l’Evangile appelle le monde, les incroyants, de regarder avec les yeux de la foi ! Le monde croit à ce qu’il voit, et ce qu’il voit actuellement c’est une chrétienté divisée. Seule notre unité visible est capable de prouver au monde que nous sommes fils du même Père, fidèles au même Christ.
Dès lors, si nous cherchons cette unité visible des chrétiens, c’est bien par pure obéissance à la volonté du Christ inscrite dans sa dernière prière : qu’ils soient un, afin que le monde croit. Dans cet esprit seulement, il devient possible de rechercher les conditions d’un véritable œcuménisme, qui comporte purification de part et d’autre, dans un commun amour de Jésus-Christ.
Pour indiquer les voies de l’œcuménisme, il faut d’abord barrer sur le terrain tous les chemins de traverse. Ils sont divers. Le confusionnisme. Certains chrétiens veulent méconnaître les vraies causes de division, ils croient qu’il suffit de confesser le nom de Jésus pour que l’unité soit réalisée et pensent que les divisions se réduisent uniquement à des questions de psychologie, d’histoire, de vocabulaire. […] Le pragmatisme. Il consiste à attribuer les divergences à l’œuvre diabolique des théologiens, et dès lors, se refusant à entrer dans une compréhension de leurs études, à se rabattre sur une recherche d’unité toute pratique. Dans cette perspective ce sont les œuvres sociales, philanthropiques qui devraient unir les chrétiens au-delà de leurs divisions et qui suffiraient même à éliminer les difficultés accumulées par les théologiens. En réalité, une telle conception de l’unité est tout à fait insuffisante, mais il est vrai cependant qu’une collaboration dans la charité peut être un magnifique moyen de se préparer à l’unité totale dans la foi. […] Le fédéralisme. Il faut écarter également la pensée d’une fédération d’Eglises. Cette forme fédéraliste qui, dans l’ordre des sociétés humaines, peut être une solution heureuse, n’a pas d’analogie avec l’unité profonde du Corps mystique de Jésus-Christ. […]
Toujours dans un souci de purification, notons maintenant deux attitudes intérieures incompatibles avec l’œcuménisme. Le sectarisme. […] Il y a là une tentation subtile : se contempler soi-même dans sa propre pensée, avoir le sentiment personnel et convaincant d’une supériorité. […] L’intégrisme. […] On se place sur un terrain de combat – il ne s’agit plus de vérité dans la charité – pour défendre ce que l’on croit être un patrimoine spirituel inattaquable. Cette attitude existe dans toutes les confessions chrétiennes. […]
Venons-en maintenant aux principes qui doivent inspirer et guider la recherche de l’unité des chrétiens.
Le dialogue. Au lieu de faire de longs monologues où l’on s’écoute soi-même, savoir et écouter afin de comprendre et saisir par l’intérieur la pensée et les positions de l’interlocuteur. […] Pour dialoguer il faut renoncer aux arguments de la polémique, et se décider à regarder l’autre tels qu’il veut être et non tel que nous le voyons à travers l’image que des siècles d’oppositions stériles nous ont transmise. Il s’agit de se « rencontrer », […] de se familiariser avec une théologie, une philosophie, une spiritualité et même parfois une échelle de valeurs morales, si différentes des siennes propres qu’elles semblent n’avoir aucun rapport entre elles. Et cela simplement parce qu’il faut s’aimer dans la vérité. Cela suppose encore prendre du temps afin de trouver le ton juste, se débarrasser de la méfiance, se montrer tel que l’on est. […] Durant des siècles nous avons pris l’habitude de nous juger de haut et de loin. Il est aisé d’émettre des jugements péremptoires quand ceux-ci tombent sur d’autres chrétiens des hauteurs où nous demeurons. Mais la suprême compréhension se trouve dans la charité. Comprendre, ici, ne veut donc plus dire seulement connaître à fond les positions du vis-à-vis, le processus, les conclusions. Aimer la position du prochain dans son développement au cours de l’histoire de l’Eglise. Essayer d’entrer dans sa prière, dans sa réflexion, savoir pourquoi ce prochain pense et prie autrement que moi.
La pureté d’intentions. Cette recherche même du dialogue doit être accomplie sans arrière-pensée. Nous sommes ensembles parce que Dieu nous envoie, et non pas pour nous convertir les uns les autres. Partir sur la route de l’œcuménisme avec l’intention préméditée d’amener l’autre à soi, c’est trahir d’emblée l’esprit œcuménique. […]
La prière. Sans la prière pour l’unité, le travail œcuménique serait desséchant et vain. […] La patience. Toute notre action, toute notre prière doivent être placées sous le signe de la patience de Dieu. Nous savons que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres […]. Il serait humainement impensable que des divisions, vieilles de plusieurs siècles, se résolvent dans l’immédiat. Il y faudrait un bouleversement que l’esprit de l’homme ne peut imaginer. Dieu est à l’œuvre, nous sommes ses ouvriers. Il nous est demandé de poursuivre notre travail et notre prière avec persévérance et fidélité. […]