24 Mars 2016
Jeudi 24 mars 2016 - messe paroissiale unique à St JB (Bourgoin)
Ex 12,1-8.11-14 / Ps 115 (116) / 1Co 11, 23-26 / Jn 13,1-15
Je ne sais pas si vous vous rappelez, pour ceux qui étaient là l’année dernière à cette même célébration du Jeudi saint, une citation du frère Christophe de Tibhirine avait rythmé mon propos, une citation que je vous invitais à essayer de retenir parce qu’elle est comme un résumé de ce que nous venons d’entendre. Il y a quelques jours, quelqu'un me l'a redemandée, et depuis elle m'habite de nouveau... « N’être plus que le geste seul qu’il me faut devenir : eucharistie »…
Quand le frère Christophe prononce ces mots c’est peu de temps avant le martyre qu’il va vivre avec ses frères de communauté. Nous sommes en 1996 et nous sommes en Algérie, en terre d’islam, c’était la guerre et c’était déjà la montée de ce même islamisme qui frappe l’Europe depuis quelques mois ; ces moines, ils avaient fait le choix de rester jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, au nom de leur appel à vivre l’Evangile et de le vivre avec ces frères et sœurs croyants au Dieu unique ; ils avaient fait ce choix au nom du Christ aussi, le Christ qui ne se défile pas, qui va jusqu’au bout de sa mission, le Christ qui aime jusqu’au bout et qui révèle un Dieu qui veut sauver tous les hommes.
« N’être plus que le geste seul qu’il me faut devenir : eucharistie »… Être et devenir « eucharistie »… Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le soir du Jeudi saint, Jésus et ses disciples étaient rassemblés pour célébrer la Pâque juive. Une fête importante au cours de laquelle, en famille, on revit ce qui nous a été raconté dans la 1ère lecture, il y a quelques instants, une fête au cours de laquelle on relit comme nous le ferons dans la nuit de samedi le récit de la traversée de la Mer rouge qui est le récit fondateur de la foi d’Israël. Cette fête qui rassemble Jésus et ses proches, comme nous ce soir, c’est une fête de famille, une fête qui doit fonder notre appartenance communautaire, notre mutuelle appartenance les uns les autres, pour avancer ensemble avec le Seigneur et pour nous soutenir pour grandir dans la foi et notamment la foi dans le mystère de sa présence, une présence libératrice. Cette fête qui rassemble Jésus et ses proches, cette fête qui nous rassemble, c’est une fête de pèlerinage, a dit le livre de l’Exode ; c’est donc une invitation à prendre ou reprendre conscience qu’il faudra toujours nous laisser déplacer, au-delà des apparences et des certitudes, au-delà aussi de la routine ou des habitudes, au-delà encore de nos rêves du passé, un passé qui est d’ailleurs bien souvent idéalisé. Pour suivre le Christ et vivre en sa présence il y a et il y aura toujours un passage à vivre et il faudra toujours apprendre à le laisser passer dans notre vie…
Ce passage c’est déjà celui de la foi ; croire notamment que Jésus est réellement présent dans ce pain et dans ce vin qui seront consacrés tout à l’heure, le croire car Jésus le promet. Croire aussi que Jésus est présent par son Eglise, par chacun de nous qui devenons son Corps par notre communion ensemble au sacrement de sa présence, c’est-à-dire nous qui devenons ses mains pour prendre soin des uns et des autres, ses pieds pour aller à la rencontre et sa voix pour annoncer qu’il est là et offrir la Bonne Nouvelle du salut. Oui, pour croire tout cela et en vivre nous sommes invités à un déplacement de nous-mêmes et de nos certitudes rationalistes et même spirituelles parfois. Il faudra toujours que nous acceptions de nous laisser bousculer, réveiller, et que nous acceptions que nous devons le vivre ensemble car tout seul nous allons nous refermer sur nous-mêmes et le risque sera grand par exemple de laisser le doute nous envahir ou de croire que nous sommes les seuls à avoir raison dans notre façon de penser ou de voir les choses…
Ce soir, au cours de son dernier repas, Jésus rompt le pain comme son corps livré sera rompu par la souffrance, et Jésus offre le vin comme son sang va être versé. Il est ce geste seul qu’il ne peut qu’être et devenir : « eucharistie », c’est-à-dire don de lui-même jusqu’au bout par amour et pour chacun. Don de lui-même au-delà de la compréhension de ce qui se passe, don de lui-même dans une forme de confiance absolue en son Père et dans ce que tout cela produira.
A sa suite, nous sommes invités nous aussi à nous offrir pour ce monde. Pas d’abord comme des martyrs au sens d’une mort difficile. Mais au sens premier de témoins, en vivant l’Evangile, en vivant l’appel à aimer, en le vivant avec le Christ, en étant branché à la Source par le partage mutuel de la Parole, par exemple en Fraternité locale, et par la prière et les sacrements – ils nous sont donnés pour nous faire vivre avec le Christ et pour recevoir sa force et sa présence. Nous aussi nous sommes appelés à faire nôtres ces mots du fr. Christophe de Tibhirine : « N’être plus que le geste seul qu’il me faut devenir : eucharistie » ; car ce geste dont il est question, ce geste eucharistique de toute vie chrétienne, n’est-ce pas finalement celui du lavement des pieds que nous allons revivre dans quelques instants ?
Au cœur de ce dernier repas, Jésus se lève et le voilà à genoux, petit devant ses frères, à leur hauteur et même plus bas qu’eux, pour nous révéler que le chemin de vie à sa suite, le don de soi au nom de l’Evangile, va jusque dans l’abaissement devant « la terre sacrée qu’est l’autre », pour reprendre cette belle expression du pape François dans La joie de l’Evangile. Le lavement des pieds nous dit que vivre l’eucharistie, recevoir le sacrement de la présence du Christ, ce n’est pas pour soi, c’est pour en vivre, c’est pour vivre avec lui sa mission, la poursuivre, et que cela demande de nous donner, de quitter nos habitudes y compris paroissiales et de clocher, de quitter aussi nos certitudes sur les autres et même sur Dieu, que ça demande également de se laisser déplacer par la Parole, de discerner ensemble les appels que nous entendons, les appels de l’Esprit en nous et les appels de ce monde et de celles et ceux qui nous entourent. Et pour y répondre comme pour les entendre, il va nous falloir rejoindre l’autre là où il en est, nous abaisser jusqu’à lui ; et y répondre ce sera décider de prendre soin de l’autre jusqu’en ses fragilités pour qu’il puisse poursuivre sa route et peut-être même découvrir que sur cette route un Autre l’accompagne, Jésus ; Jésus qui est là, mystérieusement mais réellement, même si nos yeux ne le voient pas.
Pour l’heure, ce soir, nous sommes appelés à réentendre cet appel du lavement des pieds. « N’être plus que le geste seul qu’il me faut devenir : eucharistie »… En revivant ce geste du lavement des pieds, dans quelques instants – quelques uns seulement, c’est vrai, mais au nom de tous – rappelons-nous que Jésus nous appelle tous à vivre cet abaissement jusqu’à l’autre quel qu’il soit et notamment l’autre qui est fatigué par la route de la vie ou l’autre qui a du mal à croire et même qui trahit ; rappelons-nous aussi que tout ce que nous faisons en Eglise ou tout ce que nous avons à vivre chaque jour doit l’être dans un esprit de service qui est sans cesse à demander au Seigneur. Et rappelons-nous encore que cela nous pourrons le vivre si déjà nous nous laissons rejoindre par le Christ lui-même et par ceux qu’il mettra sur notre route jusque dans nos propres fragilités, nos petitesses, nos fatigues humaines, morales et spirituelles…
Rappelons-nous enfin que nous sommes déjà et que nous sommes appelés à devenir sans cesse présence du Christ en ce monde, les uns pour les autres, le Christ que nous aurons rencontré et reçu, le Christ qui ce soir encore veut nous rejoindre dans ce que nous vivons… C’est ce mystère que nous célébrons ce soir encore, comme il nous a dit de le faire, en mémoire de lui et en action de grâce pour tout ce qu’il a déjà fait dans notre vie.
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La 1ère photo accompagnant ce texte d'homélie a été prise pendant la célébration elle-même où cette homélie a été prononcée ; c'est pendant le temps de veille et de prière qui a suivi l'eucharistie. Les deux photos suivantes ont été prises la veille, le mercredi soir 23 mars lors du Lavement des pieds communautaire et annuel à l'Arche à Grenoble ; pour Jean Vanier - fondateur des communautés de l'Arche, communautés de vie avec des personnes vivant l'expérience du handicap mental - c'est un geste symbolique fondateur ; beaucoup de communautés de l'Arche le revivent chaque année pour le Jeudi saint ou dans la Semaine sainte.