"Suis-je le gardien de mon frère ?"

Ces mots nous sont donnés dans les premières pages du livre de la Genèse (Gn 4,9). C’est Caïn qui répond à Dieu – « Où est ton frère ? » –, Caïn qui vient de mettre à mort son propre frère Abel.

 

Ces mots trouvent écho en moi au cœur de la semaine de retraite des prêtres du diocèse, à Tamié ; à la lecture du livre fort intéressant de Christian Salenson Christian de Chergé, une théologie de l’espérance (Bayard, 2009, 253 pages) ils entrent en résonnance avec trois évènements de ma rentrée pastorale :

1/ la journée à Tamié pour les personnes assurant un service dans la paroisse, le 18 septembre dernier, sur le thème « Vivre ensemble en Eglise » (une soixante de personnes de toute la paroisse avaient répondu à l’invitation) ;

2/ la session régionale et interconfessionnelle des délégués à l’œcuménisme, à Francheville (69), au début de ce mois d’octobre ; temps de travail autour du document du Comité mixte catholique/luthéro-réformé "Discerner le Corps du Christ" ;

3/ le film "Des hommes et des dieux" sur le martyr des moines de Tibhirine dont Christian de Chergé était le prieur ; évènement qui, à l’époque, a marqué pour sa part mon chemin de foi et de vie.

« Suis-je le gardien de mon frère ? » Question « terrible » car tellement engageante… Nous en connaissons en effet la réponse, sinon pourquoi la poser – « gardien » ne signifiant pas « surveillant », évidemment – ?

Pour Christian de Chergé, c’était devenu une évidence. Pour lui l’Eglise a cette grande mais exigeante mission d’être témoin, au sens de signe et de réalisation concrète – et donc d’être « en quelque sorte comme [un] sacrement », pour reprendre des termes du concile Vatican II –, d’une fraternité possible entre les hommes, ce qu’il appelait une « fraternité universelle ». Notre Eglise devrait donner à voir et devrait aider à construire dans son pèlerinage sur cette terre une humanité réconciliée. Car ne serait-ce déjà pas cela le salut qu’elle a à annoncer et à offrir au nom du Christ ?

Une fraternité réelle ne peut se construire que dans le concret d’une existence, avec ceux qui sont là autour de moi, chacun de nous se recevant responsable les uns des autres. Pour Christian de Chergé : ses frères de communauté mais aussi ces musulmans aux côtés desquels les moines habitaient et avec lesquels ils partageaient pour une part leur quotidien, à Tibhirine. Pour moi, pour nous : notre famille, nos amis, nos voisins, nos relations de travail, mais également nos frères et sœurs de « communauté », ceux que nous croisons au fil des rencontres paroissiales, ceux aux côtés desquels nous nous asseyons le dimanche…

C’est là que cette question du livre de la Genèse rejoint la journée de rentrée de la paroisse à Tamié. Voulons-nous, déjà, vivre en fraternité, entre nous ? Comment, d’ailleurs, témoigner d’un réel désir d’aimer notre prochain, de vouloir prendre soin de celui qui va croiser ma route, si déjà entre nous, frères et sœurs en Christ d’une même paroisse, nous ne vivons pas dans nos communautés, concrètement, cette fraternité à laquelle nous sommes appelés de par notre baptême et notre appartenance au Corps du Christ ? Comment, dès lors, communier en vérité, eucharistie après eucharistie ? Car ce geste nous engage.

J’élargis la question, du coup, à cette dimension qui m’est chère – faudrait-il dire « de plus en plus » ? –, qu’est la recherche d’une unité des chrétiens. Voulons-nous vraiment nous considérer comme membres d’une même famille, non seulement humaine mais encore chrétienne, fils et filles de Dieu de par notre baptême, au-delà de nos différences et de ces divergences séparatrices qui marquent notre histoire, au-delà de ces frontières ecclésiales qui se sont construites au cours des siècles et qui marquent de façon quasi indélébile nos identités respectives ? Regardons ce que nous pouvons mutuellement nous apporter ; apprenons à découvrir l’autre en ses richesses propres, au-delà des caricatures que bien souvent nous avons les uns des autres ; osons vivre ensemble ce qui est déjà de l’ordre du possible, comme la prière, la rencontre et le dialogue, et cette « prise en soin » du monde que nous demande le Christ au nom d’une recherche de la justice et de la paix, au nom de la construction de ce Royaume de Dieu qu’il nous confie…

Christian Chergé le disait souvent, s’inspirant librement des mots du Prologue de l’évangile de Jean : « le Verbe s’est fait frère ! » (cf. Jn 1,14). L’autre qui est là à mes côtés, qui croise mon chemin, a le droit de vivre et de trouver son chemin, quoi qu’il arrive ; et il a même quelque chose à m’apporter, et même quelque chose à me révéler, non seulement de Dieu qui agit par son Esprit dans le cœur des hommes, mais aussi de moi-même qui n’aurai jamais fini de me comprendre et de me connaître.

Pour Christian de Chergé, le mystère qui orientait sa quête spirituelle et humaine était cette question qu’est l’islam dans le dessein de Dieu – on pourrait élargir aux autres religions. Il se refusait à s’en tenir à des débats théologiques, aussi important soient-ils. Pour lui tout devait s’incarner, jusque dans un vivre ensemble, dans un réel esprit de fraternité véritable, et au-delà des caricatures que le monde m’offre de cet autre qui est différent, au-delà même de ce que l’autre me montre de lui et qui ne saurait contenir pleinement, totalement, son identité profonde.

Il y a une réelle peur de l’islam, aujourd’hui. On la comprend. Et nos frères de Tibhirine l’ont réellement vécue eux aussi, jusque dans la mort. Mais ils ont fait ce pari fou que leur vie ne pouvait être autre chose qu’une vie donnée par amour, et que l’autre-différent, quoi qu’il arrive, restait un frère. Christian de Chergé se sentait le gardien de ces moines avec qui il partageait le quotidien mais aussi de cet homme qui avait menacé leur vie en cette nuit de Noël 1993. Christian de Chergé savait en son cœur combien nous avons tous à nous laisser désarmer, chacun, condition essentielle d’une recherche de la paix et d’une unité réconciliée entre les hommes. Il savait les caricatures qu’un certain islamisme faisait de l’Islam et le risque qu’il prenait avec ses frères que leur vie livrée jusque dans la mort librement consentie puisse donner raison à cela. Mais au nom de leur foi et de cet appel à vivre concrètement une fraternité réelle, ils avaient finalement décidé de rester, continuant d’enraciner leur vie dans un dialogue véritable, seule condition pour se (re)connaître mutuellement et donc pour faire tomber les barrières…

Christian de Chergé a entraîné avec lui sa communauté. Ses frères, après cette fameuse visite de Noël, ont pu lui reprocher de décider sans eux, de conduire sans eux leur vie communautaire. C’est alors ensemble, dans la prière et la mise en mot de leurs peurs, de leurs questions et de leur foi, que leur choix de rester a pu se prendre et se vivre. Ils ont décidé en frères, responsables les uns des autres, et à l’écoute de ces autres frères qu’étaient les villageois de Tibhirine et qui leur demandaient de ne pas les laisser…

Dans nos communautés paroissiales, comme dans nos familles ou nos divers lieux d’engagements, comment nous sentons-nous « gardiens de nos frères » ? Voulons-nous vraiment vivre dans cette attente, cette écoute et cette attention à l’autre qui est là, que je n’ai pas choisi, mais qui lui aussi avance petit à petit sur son chemin de vie et de foi ? Ensemble, le dimanche en paroisse, nous osons dire « Notre Père »… Ce n’est pas rien quand on y réfléchit un peu… !

Cette vie ensemble, ouverte aux appels du monde qui nous entoure, est un défi et un appel. C’est une belle aventure, dans laquelle le Christ nous accompagne et pour laquelle il nous offre, si nous le lui demandons, son Esprit d’amour, de joie, de paix, de patience, de bonté, de bienveillance, de confiance, de douceur, de maîtrise de soi (Ga 5,22). Nous en avons – j’en ai – tant besoin ! Osons nous plonger dans la prière pour en recueillir ces fruits et pouvoir vivre cette fraternité tellement vitale et toujours urgente, je crois, pour notre monde. Le Christ ouvrira nos yeux et nos cœurs à ces petites choses concrètes du quotidien que déjà nous pouvons vivre et à ces engagements que déjà nous pouvons prendre, à notre mesure.

Tamié, 14 oct. 2010

 

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