18 Février 2025
J’ai aimé lire ces pages. J’ai aimé la délicatesse des récits, la vie aussi qui les traverse, au cœur de cette question de la mort, des nos peurs qui peuvent lui être liées, et pourtant de cet appel en nous à vivre.
J’ai aimé ces rencontres et ces réflexions que Delphine Horvilleur nous partage, au cœur de sa vie de rabbin, de ses questionnements aussi.
Elle convie là ses souvenirs, sa foi, ces rencontres et ces familles accompagnées, mais aussi des personnages bibliques et des écrits de la tradition rabbinique. Et c’est beau, c’est profond, c’est beau de délicatesse et de vie…
Peut-être le mieux pour vous inviter à lire ces pages est-il de lui laisser la parole et de vous donner de goûter un peu à son style et ses questionnements – et de vous partager pour cela quelques extraits (même s’ils ne sont peut-être pas les plus significatifs, je ne sais)…
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« Dans la tradition juive, mille récits racontent que la mort peut nous suivre, mais qu’il existe des moyens pour l’envoyer promener, et faire en sorte qu’elle n’arrive pas à vous pister. De nombreuses légendes la mettent en scène, sous les traits d’un ange, qui visite nos maisons et se promène dans nos villes.
Ce personnage a même un nom, Azraël, l’ange de la mort. On raconte qu’une épée à la main, il rôderait dans les parages de ceux qu’il est venu frapper. Ce ne sont que des récits superstitieux mais ils donnent lieu à des pratiques originales. Par exemple, dans de nombreuses familles juives, lorsque quelqu’un tombe malade, on lui attribue un autre prénom. Son identité est changée, afin d’induire en erreur l’être surnaturel qui aurait la mauvaise idée de venir le chercher. Imaginez que l’ange de la mort donne à votre porte pour réclamer la vie d’un certain Moshé, vous pourrez alors tranquillement lui répondre : « Désolé, aucun Moshé n’habite ici. Vous êtes chez Salomon. » Et l’ange, penaud, pourra s’excuser de vous avoir dérangé, faire demi-tout et s’éloigner.
Le stratagème prête à rire, mais il énonce une vérité subtile. Le propre de l’humanité est de croire qu’elle peut garder la mort à distance, créer des barrages et des récits, manigancer pour la tenir éloignée, ou se persuader que des rites ou des mots lui confèrent ce pouvoir.
La modernité, la médecine et ses plateaux techniques ont développé leurs propres méthodes. L’ange de la mort est, de nos jours, bel et bien tenu à distance de nos maisons, et il est invité à se présenter, de préférences aux heures de fermeture au public, dans les hôpitaux, les cliniques, les EHPAD ou les services de soins palliatifs. On considère qu’il n’a plus rien à faire chez nous. De moins en moins de gens meurent à la maison, comme pour protéger les vivants d’une morbidité qui n’aurait rien à y faire. (…)
Mais parfois l’histoire, en ses imprévisibles scénarios, nous rappelle combien, malgré tous nos récits et nos tours de passe-passe, notre pouvoir est limité » (p. 12-14).
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À propos de sa place de rabbin aux côtés de familles en deuil :
« Tant de fois je me suis tenue avec des mourants et avec leurs familles. Tant de fois j’ai pris la parole à des enterrements, puis entendu des hommages de fils et de filles endeuillés, de parents dévastés, de conjoints détruits, d’amis anéantis. Et si souvent leurs mots m’ont bouleversée.
J’ai eu bien des fois envie de pleurer avec eux, de m’effondrer à leurs côtés, de sangloter à leur rythme. Mais j’ai toujours su que je devais me l’interdire.
Je savais que mon rôle me protégeait un peu et m’obligeait beaucoup. Que je pouvais m’en envelopper pour tenir à distance la vague des émotions qui emportait tout sur son massage, mais qui m’offrait à moi, dans ce rôle s’accompagnant, le privilège d’un abri flottant que je pouvais agripper comme une bouée insubmersible.
Il m’a aussi semblé que je devais tenir l’émotion à distance, car son effet sur les endeuillés serait potentiellement dévastateur. Le rabbin ou l’officiant ne peut, ni ne doit, être dans la parfaite empathie avec ceux qu’il épaule. Précisément il ne doit pas faire sienne la douleur de ceux qu’il accompagne, et d’être le pilier d’une verticalité qui les a abandonnés.
Sa présence, dans le chaos d’un monde qui s’effondre, doit incarner la possibilité d’une stabilité, la promesse d’une continuité.
Par la bouche du rabbin, par son corps aussi, sa voix, sa façon de se tenir debout et de chanter une liturgie ancestrale qui l’a précédé et lui survivra, l’officiant demande à l’endeuillé de croire en un avenir. Le rabbin doit savoir, pour représenter la résilience, ne pas être celui qui pleure, et permettre aux effondrés de croire en la possibilité de se relever » (p. 126-127).
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À propos d’une des légendes rabbiniques sur la mort de Moïse qui ne put entrer en Terre promise :
« chaque génération, parce qu’elle vient après une autre, grandit sur un terreau qui lui permet de faire pousser ce que ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de voir fleurir.
Telle est la clé de la transmission que Dieu révèle à Moïse (…). Il dit au plus grand des hommes : certes, tu vas mourrir, mais tes enfants feront pousser ce qui n’est encore que la trace fragile laissée par ta vie. La grandeur de ton existence et de ton enseignement reste à être révélée, à travers ceux qui viendront après toi.
En comprenant cela Moïse put trouver la sérénités et il fut prêt à accepter ce qui lui faisait si peur.
Dans cette légende, se tient presque tout de ce que le judaïsme pourrait enseigner sur la mort. Est-il possible d’apprendre à mourir ? Oui, à condition de ne pas refuser la peur, d’être prêt, comme Moïse, à se retourner pour voir l’avenir. L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il n’est pas encore donné de voir.
Les juifs affirment qu’ils ne savent pas ce qu’il y a après notre mort. Mais ils pourraient le formuler autrement : après notre mort, il y a ce que nous ne savons pas. Il y a ce qui ne nous a pas encore été révélé, ce que d’autres en feront, en diront et raconteront mieux que nous, parce que nous avons été » (p. 168).
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[Et un dernier extrait…]
« L’affrontement de Caïn et Abel dans la Genèse n’est (…) pas simplement celui de deux frères. À travers eux, il oppose toujours et à chaque génération, ce qui dure à ce qui passe, ce que l’on voudrait permanent à ce que l’on sait éphémère, le « il est » au « il aurait pu être ».
Chaque visite au cimetière nous ramène à la genèse de cette histoire. Elle pose à celui qui ouvre l’œil ou tend l’oreille ces mêmes questions : Quelles traces ont laissées dans nos vies ceux qui sont partis ? Que portons-nous de ce qu’ils ont fait ou au contraire de ce qu’ils n’ont pas pu réaliser ? Que laisserons-nous, à notre tour, sur cette Terre où nous ne faisons que passer ? Nul besoin d’être un assassin pour connaître l’angoisse de Caïn : la peur de renoncer à ce qui semble acquis, et la terreur de se savoir évanescent » (p. 195-196).
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Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Le Livre de Poche, octobre 2022, rééd. novembre 2023 (Grasset, 2021), 209 pages (petit format), 7€40.
Ce livre a reçu le Prix Renaudot poche 2022. Lui avait également été décerné le Prix Babelio non-fiction 2021.