Eglises séparées et communion eucharistique

Alors que je lis ces jours (en vue d'une recension pour la NRT) un livre qui est un recueil de textes de la théologienne orthodoxe Elisabeth Behr-Sigel et quau coeur de ces pages elle revient à plusieurs reprises sur la question de la communion eucharistique entre nos Eglises et communautés ecclésiales et aux questions qui se posent quant au sens de leucharistie et des liens entre communion eucharistique et communion ecclésiale, je partage cette intervention que je viens de relire, que  javais faite sur cette/ces question(s) là il y a déjà quatre ans mais que je navais pas publiés sur ce blog à l'époque... J'avais juste partagé ce lien là...

Pour celles et ceux ceux qui veulent, qui veulent approfondir, comprendre un peu mieux... Pour celles et ceux qui auront le courage de lire jusqu'au bout...

Catholiques, orthodoxes, protestants, peut-on communier ensemble ?

 

Centre Théologique de Meylan-Grenoble

Conférence donnée à Vienne le 16 janvier 2014

 

  1. Eléments introductifs

 

Catholiques, orthodoxes, protestants, peut-on communier ensemble ? … C’est la question qui nous rassemble ce soir… Pourquoi cette question, je ne sais pas d’où est venu cette idée de soirée, en tout cas cette question pose en elle-même un cadre, celui de la division des chrétiens. Un cadre un peu simplificateur, car vous le savez sûrement, il n’y a pas que trois Eglises en dialogue mais bien trois « mondes », on pourrait dire,  autour desquels et dans lesquels gravitent tout un tas d’Eglises, qu’elles soient ou non en communion les unes avec les autres, et qu’elles soient ou non d’une même famille d’Eglises, d’un même « monde » d’Eglises.

 

Je me permets cette remarque introductive pour que nous ayons bien en tête qu’il faudra toujours nuancer ce qui va être dit et ce que nous croyons savoir des autres, et que ces autres seront toujours à penser au pluriel.

 

Nous avons tendance à penser les autres Eglises et les comprendre en ayant en tête notre propre modèle, très centralisé et finalement très unifié (même si là aussi il faudrait mettre des bémols car ce serait réduire les différences internes qui traversent le monde catholique d’Occident et ce serait oublier que l’Eglise catholique c’est l’Eglise latine, l’Eglise catholique romaine, mais aussi une vingtaine d’Eglises catholiques orientales). On a tendance, donc à penser les autres sur le modèle occidental de notre Eglise catholique latine. Sauf que c’est beaucoup plus complexe.

 

Les Protestants sont très divers, entre les luthériens, les réformés, les baptistes, les évangéliques de tous ordres ; rajoutez à cela que des chrétiens de ces Eglises sont par exemple de mouvance pentecôtiste et charismatique, ce qui n’est pas le cas, par exemple, de toutes les Eglises évangéliques. Et en plus il y a en interne, si je puis dire, des mouvements d’union, par exemple l’Eglise Unie de France, depuis quelque mois, qui regroupe les luthériens de France et les Réformés ; mais ce n'est pas forcément des unions qui fonctionnent au plan international et donc qui engagent complètement – pour le dire autrement ces unions ne sont pas forcément des fusions ; c’est assez subtil en terme d’appartenances (au pluriel) plus large(s).

 

Les orthodoxes aussi sont certes unifiés par le rite, par la même foi et par une compréhension commune de l’Eglise, mais c’est en fait très morcelé, presque fédératif, d’autant plus avec la montée des nationalismes suite à la chute du communisme.

 

Il faudra donc toujours parler au pluriel, avec des réponses aux questions qu’on se pose qui seront donc très souvent plurielles, plus ou moins il est vrai selon les familles d’Eglises.

 

Ceci dit, pour revenir à la question qui nous occupe ce soir et à l’intitulé de cette soirée, considérons de fait qu’il y a trois « monde » ecclésiaux avec des caractéristiques propres dans le rapport à l’Eglise, le rapport aux sacrements et notamment à l’eucharistie, et le rapport aux autres Eglises.

 

C’était ma première remarque introductive… Avant d’entrer directement dans le sujet, je me permets un deuxième détour introductif. Juste vous rappeler à grands traits l’histoire des divisions entre ces trois mondes, juste pour nous redire que ces divisions ne sont pas du même ordre, ce qui va jouer dans notre dialogue et notre façon de nous comprendre, ce qui va donc jouer pour la réponse à la question qui nous intéresse ce soir…

 

Les deux grandes dates à avoir en tête c’est (1) 1054, le grand schisme Orient/Occident, et c’est (2) 1517, le schisme d’Occident entre Eglise catholique et la Réformation. Ces divisions ne sont pas du même ordre, j’insiste.

 

Avec l’Orient, nous nous séparons, nous nous éloignons pour une raison officielle qui est théologique – l’ajout du Filioque dans le Credo, en Occident – et pour des raisons liturgiques qui sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase, le vase de tensions accumulées depuis plusieurs siècles pour des raisons essentiellement politiques et ecclésiales, des tensions qui ont déjà entraîné une méconnaissance de l’autre, de part et d’autre, notamment pour des raisons culturelles et de langue. Un schisme, donc, en 1054 qui est une séparation et un éloignement progressif qui va être entériné par le triste épisode de la 4ème croisade, le sac de Constantinople et la mise en place d’une hiérarchie catholique parallèle ou de substitution à la hiérarchie orientale. Mais ce qui est à noter, c’est que nous restons dans une ecclésiologie commune, une façon de comprendre l’Eglise qui est semblable, même si les développements historiques du 2ème millénaire vont nous faire prendre des options différentes, pour tout un tas de raisons historiques qui seront elles aussi assez complexes.

 

Mais en tout cas, quoi qu’il en soit, de part et d’autre, en Orient comme en Occident, l’Eglise c’est la communion des Eglises locales qui célèbrent chacune l’eucharistie, présidées chacune par un évêque ou ses collaborateurs que sont les prêtres, dans une unité de foi ; cette unité de foi qui est une unité ecclésiale est assurée par la célébration de la même eucharistie, dans la foi reçue des apôtres et mise en mots dans les conciles des 1ers siècles, les évêques jouant le rôle de conduire leur Eglise locale au nom du Christ qu’ils représentent et qu’ils rendent présent mais aussi d’assurer cette communion entre leurs Eglises par la reconnaissance mutuelle les uns des autres et même l’ordination les uns des autres et de façon collégiale. Concrètement cela joue dans le fait qu’il faudra toujours trois évêques consécrateurs et que les évêques d’une même région géographique se rassembleront au moins deux fois par an en synode ou concile provincial.

 

En 1054 il y a donc schisme entre Rome et Constantinople qui prononcent de part et d’autre des anathèmes d’excommunication. Mais c’est bien la même conception de l’Eglise, des ministères et des sacrements qui va rester. Du coup quand on va se mettre à dialoguer après la levée des anathèmes à la fin du concile Vatican II, on est bien du même monde ecclésiologique, en tout cas cela se ressemble et on va pouvoir avancer sur ces questions là.

 

Aujourd’hui, vous pouvez déjà retenir que du point de vue catholique nous pouvons, ou plutôt nous pourrions, communier chez les Orthodoxes, si eux l’acceptaient, car nous reconnaissons leurs ministères et leurs sacrements [1]. Et nous considérons que nous sommes fidèles à la même foi (même pour le Filioque nous sommes en fait d’accord, même si la formulation théologique ne serait pas la même du point de vue des mots et donc des concepts philosophiques [2]). De leur point de vue, nous ne pourrons communier ensemble que le jour où nous serons pleinement en communion ecclésiale. Il reste quelques questions du coup à résoudre et notamment celle du ministère de l’évêque de Rome au service de la communion entre les Eglises. La question d’une certaine collégialité effective pour la communion entre les Eglises.

 

La deuxième rupture importante, la deuxième date à avoir en tête, le deuxième schisme, c’est 1517. Là on n’est pas dans le même modèle de division. Ce n’est pas une séparation avec éloignement mutuel mais en restant dans une ecclésiologie commune qui pourrait nous rapprocher. En 1517 et ce qui a suivi, on est dans une implosion de l’Occident et de l’Eglise d’Occident avec un changement de modèle d’Eglise. Très clairement. L’Eglise ce n’est plus, pour la Réformation, un évêque qui préside son Eglise et qui y préside l’eucharistie comme sacrement de la communion et de l’unité, dans une même foi reçue des apôtres et partagée entre toutes les Eglises. Le modèle ecclésiologique c’est celui de la communauté locale rassemblée dont le seul critère d’unité, pour dire vite, est celui de la Parole proclamée et annoncée. On garde des ministres mais c’est plutôt une fonction et non plus un ministère au sens sacramentel (un sacrement c’est un geste qui réalise ce qu’il signifie) ; et on ne garde concrètement que deux sacrements qui sont le baptême et l’eucharistie, mais des sacrements qui tendent à être plus des signes ou des symboles (au sens faible, pour le dire bien maladroitement) que des sacrements qui donnent la grâce. [Pour ceux qui seraient spécialistes de ces questions, j’ai bien conscience que je simplifie un peu, excusez-moi.]

 

Et un des principes forts du protestantisme c’est l’égale dignité de tous les baptisés, jusqu’à la délégation à un laïc de la proclamation de la Parole ou de la célébration de la Ste Cène, même en présence du pasteur dans certaines Eglises.

 

Vous mettez des guillemets à ce que je viens de dire trop vite et tout au pluriel car il y aura autant de théologies et de façons de faire qu’il y a d’Eglises issues du mouvement de la Réformation. Mais vous voyez bien qu’on a changé de monde d’Eglise, de monde ecclésiologique. Et du coup notre dialogue ne pourra pas être le même qu’avec les Eglises orientale et l’Eglise orthodoxe. Et notre réponse à la question de la communion, notamment eucharistique, ne sera pas la même. [3]

 

 

  1. Peut-on communier ensemble ?

 

J’en viens donc à cette question ; enfin. J’ai déjà donné quelques éléments, l’air de rien, mais prenons le temps, maintenant, de nous y arrêter. Pouvons-nous communier ensemble entre catholiques, orthodoxes et protestants ?

 

Réponse immédiate : « Non… enfin, ça dépend… Peut-être… » Avec les Eglises orthodoxes ce sera plutôt : « Oui, mais… » ; et avec les Eglises protestantes ce serait plutôt : « Non, mais… » Vous voilà bien avancés !

 

Le texte officiel qui régit cette question, pour l’Eglise catholique, c’est le Directoire pour l’application des principes et des normes sur l’œcuménisme. C’est le texte d’application des intuitions et décisions du concile Vatican II.

 

Je vous rappelle au passage que ces questions sont complexes, qu’on a des siècles de division(s) derrière nous, et donc ce n’est pas très étonnant qu’on tâtonne et qu’on ne puisse pas aujourd’hui avoir des réponses très claires et évidentes, comme vous allez le voir ; cela fait seulement 50 ans que nous apprenons officiellement à nous comprendre, à nous connaître vraiment, et à relire ensemble nos histoires divisées pour vivre des chemins de réconciliation. Pas étonnant que cela prenne du temps même si on voudrait que ça aille plus vite et même si on a pu croire il y a 20 ans que tout allait être réglé d’un coup de baguette magique ! Prendre le temps c’est aussi la garantie de respecter vraiment chacun dans son histoire propre, ses questions propres, ses blessures aussi, pour trouver comment avancer ensemble et entendre ensemble ce que l’Esprit voudra bien nous souffler comme chemins (au pluriel) de communion et d’unité.

 

Je reviens à notre question. C’est donc le Directoire œcuménique qui règle ces questions, pour l’Eglise catholique. En France cela a donné une note en 1983 sur l’hospitalité eucharistique, avec les chrétiens des Eglises issues de la Réforme, et elle est datée du 14 mars 1983. Le travail théologique continue ce qui a conduit  à la rédaction en 2011 le document Discerner le Corps du Christ (qui porte plus sur la communion ecclésiale que sur la communion eucharistique à proprement parler). Ce texte approfondit quelques questions en débat et en laisse d’autres en suspens, des questions qui restent à approfondir… On avance petit à petit et chaque Eglise est appelée à voir, dans sa propre tradition, le chemin à faire sur un certain nombre de questions et de pratiques…

 

Je parlais à l’instant d’hospitalité eucharistique. Cela amène une question à avoir en tête : qu'est-ce que cela veut dire pour nous de communier ensemble ? S’accueillir les uns les autres à nos célébrations eucharistiques ? C’est ce qu’on appellera l’hospitalité eucharistique, qu’elle soit ponctuelle et exceptionnelle ou qu’elle soit plus courante et générale [4] (la note de 1983 précise bien que ce sera toujours exceptionnel). Mais est-ce que communier ensemble cela ne pourrait pas carrément dire communier indifféremment dans n’importe quelle Eglise, ce qui a été rêvé il y a quelques années, auquel cas on appellera cela l’intercommunion ? Ou est-ce que c’est plus encore des célébrations communes avec ministres de chaque Eglise représentée, ce qui a pu se faire parfois, dans certains grands rassemblements ou dans certaines paroisses ? [5]

 

L’option envisagée par toutes les Eglise aujourd’hui (on trouverait sans doute des exceptions) c’est celle de l’hospitalité eucharistique, qu’elle soit admise ou non. Et plutôt exceptionnelle, en tout cas dans l’Eglise catholique. En tout cas aucune Eglise n’irait aujourd’hui officiellement jusqu’à l’intercommunion ni même jusqu’à la célébration commune, même si cela s’est essayé parfois.

 

Le principe aujourd’hui est celui-ci : un chrétien catholique pourrait être admis à l’eucharistie dans une Eglise orientale ou orthodoxe, s’il ne peut communier dans sa propre Eglise, si toutefois cette Eglise orientale et orthodoxe l’autorisait (ce qui à ma connaissance n’est officiellement le cas qu’avec l’Eglise assyrienne d’Orient et seulement, je crois, entre l’Eglise chaldéenne, qui est une Eglise catholique orientale, et cette Eglise assyrienne d’Orient [6]). C’est donc possible dans les textes qu’un catholique communie chez des orthodoxes ou des orientaux si eux l’acceptent. Par contre un chrétien catholique ne peut pas communier officiellement dans une Eglise protestante.

 

Pourquoi ? Pour plusieurs raisons théologiques : nous ne reconnaissons pas leur ministère comme un ministère sacramentel (ce sur quoi nous sommes d’ailleurs bien d’accord puisque pour eux la question ne se pose pas comme cela, ce n’est pas un sacrement) ; du coup nous ne reconnaissons pas la validité de la Ste Cène comme étant la même eucharistie que la nôtre. Vous rajoutez en plus la question de la présence réelle : sommes-nous en communion de foi sur cette question là, le Christ est-il réellement présent pour ceux qui célèbrent la Ste Cène et l’est-il de façon permanente ou juste pour un temps donné, en l’occurrence celui de la célébration ? Il y a des théologies différentes entre les diverses Eglises protestantes sur cette question de la présence réelle. Nous sommes très proches avec les luthériens qui ont pratiquement la même prière eucharistique que nous, en tout cas les mêmes paroles de consécration du pain et du vin [7]. C’est plus compliqué avec le Réformés et notamment les Réformés libéraux (je ne voudrais pas trop généraliser, excusez-moi).

 

Vous êtes peut-être en train de vous dire qu’après tout c’est le problème de chacun avec sa conscience. Oui, peut-être. Sauf que nos Eglises, de façon institutionnelle et officielle, sont bien obligées de nous donner des repères et nous dire, de leur point de vue théologique et ecclésiologique, ce qu’il en est de ce que nous célébrons et qu’est-ce qui est de l’ordre de notre foi…

 

Célébrons-nous la même chose ? Avec les orthodoxes, oui. Avec les protestants, pas sûr… Vous rajoutez à cela la question des ministères…

 

Je continue… Un orthodoxe peut-il communier chez nous ? De notre point de vue, oui, si toutefois il ne peut avoir accès à une célébration eucharistique dans sa propre Eglise avec un ministre de son Eglise. Je précise cela car de fait aujourd’hui nous ne sommes pas en pleine communion donc il n’y a pas interchangeabilité des ministres. Donc de notre point de vue catholique, un orthodoxe pourrait éventuellement communier chez nous. Mais son Eglise, aujourd’hui, dira non. Parce que nous ne sommes pas en pleine communion ecclésiale. Il reste des questions ecclésiologiques sur lesquelles il nous faut travailler et avancer.

 

La question théologique derrière cette question de la communion ecclésiale ce sera celle de savoir s’il faut être en pleine communion ecclésiale et de foi pour pouvoir communier à la même eucharistie. Est-ce que nous ne pouvons pas déjà signifier notre « presque-communion » ecclésiale et notre « quasi » communion de foi en communiant déjà au même Corps et au même Sang du Christ ? Paul VI et le patriarche Athénagoras se sont très clairement posés la question de la portée d’un tel geste qui aurait eu un poids symbolique et prophétiques très fort, et qui aurait pu, éventuellement aider à avancer vers la réalisation de la pleine communion entre nos Eglises. Ils ont eu le projet de vivre ensemble une concélébration, mais finalement cela ne s’est pas fait car c’était sans doute trop tôt et qu’en fait ça aurait pu diviser chacune des Eglises plutôt que de créer un plus d’unité. En plus, on ne sait pas trop ce que cela aurait produit pour notre dialogue avec les Eglises issues de la Réforme avec lesquelles on n’aurait pas pu avancer aussi vite…

 

Les orthodoxes diront aujourd’hui que la communion eucharistique sera la manifestation de la communion ecclésiale, qu’elle en est le but et pas le moyen. On dit la même chose dans les textes du concile Vatican II, dans le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio. La question pour moi c’est celle du sens de l’eucharistie comme sacrement ; comme sacrement elle est signe et réalisation de ce que nous célébrons. Nous célébrons quoi ? L’eucharistie est (1) action de grâce au Père, (2) mémorial du Christ (mémorial au sens de représentation et d’actualisation de ce qui a été vécu et donc du Christ qui se donne encore) et (3) don de l’Esprit sur le peuple pour qu’il vive la mission même du Christ. Là-dessus toutes les Eglises, ou presque, seraient d’accord. [8]

 

Nous rajoutons, et sans doute les orthodoxes aussi : notre communion au Corps du Christ que nous recevons et qui est présent réellement nous fait devenir ce que nous recevons, ce Corps du Christ, concret (j’ai envie de dire), ce Corps du Christ que nous sommes dans lequel nous nous insérons. J’ai bien dit : « nous fait devenir », pas seulement « le signifie ». Pour nous c’est un sacrement. Il réalise ce qu’il signifie. Ce n’est pas juste le signe que nous sommes déjà le Corps du Christ ou que nous pourrions l’être un jour dans une unité retrouvée. Et donc notre communion eucharistique n’est pas juste le signe d’une communion à réaliser. Du coup, on pourrait dire, je crois, que l’eucharistie permet aussi la réalisation de cette unité et donc pourrait la permettre.

 

Se pose alors la question aux théologiens de nos différentes Eglises : l’eucharistie commune n’est-elle que le but à atteindre pour signifier notre unité ecclésiale ou ne pourrait-elle pas être aussi comme un moyen, parmi d’autres, pour avancer vers cette unité réelle ?

 

Pour l’Eglise orthodoxe la réponse est claire : l’eucharistie fait l’Eglise, la constitue. Je ne peux donc communier que si je suis de cette Eglise. L’Eglise c’est la communauté rassemblée qui célèbre l’eucharistie dans l’unité de la foi, sous la présidence et la conduite d’un évêque validement reconnu et ordonné. Il faut être en communion de foi et en communion ecclésiale pour pouvoir communier. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il faudra s’être confessé pour communier, car le péché c’est ce qui rompt, dans l’Eglise et la communauté, la communion.

 

En tout cas l’Eglise orthodoxe comme l’Eglise catholique diront : communier dans cette Eglise c’est dire : c’est bien l’Eglise, c’est bien l’Eglise du Christ. L’Eglise orthodoxe résiste encore un peu à dire cela de nous, je crois que les protestants ou beaucoup de protestants auraient du mal à le dire de nous aussi.

 

Et inversement. Nous reconnaissons que les Eglises d’Orient et l’Eglise orthodoxe sont bien des Eglises sœurs. Mais nous sommes plus réservés théologiquement et ecclésiologiquement pour dire des Eglises issues de la Réforme qu’elles sont des Eglises. Le concile Vatican II parle des Eglises et communautés ecclésiales issues de la Réforme mais sans préciser plus… A cause, je le redis, de l’ecclésiologie sous-jacente qui n’est pas la même ; pour nous, je le redis, et pour les orthodoxes, l’Eglise c’est une Eglise locale sous la conduite d’un évêque qui préside l’eucharistie, dans une communion de foi avec les autres Eglise locales conduites elles aussi par un évêque et célébrant la même eucharistie.

 

Du côté des protestants, dans leur majorité je pense, cela ne leur posera pas de problème de nous accueillir à leur table eucharistique. Outre la question de savoir si nous célébrons la même chose, chacun est renvoyé à sa conscience et à sa liberté. Qui veut communier pourra communier. C’est tellement vrai, en tout cas pour ce qui était l’Eglise réformée de France, que le synode de Soissons de 2001 avait même accepté que même des non-baptisés qui souhaitent communier puissent le faire. Pour nous catholiques c’est impensable. Car l’eucharistie n’est pas juste la libre participation à un repas et à un geste de partage, même si nous croyons que cela dit quelque chose de la présence du Christ. Communier signifie : je suis de cette Eglise, je suis en communion de foi dans cette Eglise. Et donc, si je suis de cette Eglise et si je veux en être, alors je commence par demander concrètement à en être et donc je commence par demander le baptême.

 

Pouvons-nous communier à une même table avec des membres d’une Eglises qui a une telle pratique et une telle ecclésiologie ? Je crois que c’est objectivement compliqué parce que cela met bien en lumière que nous ne célébrons pas vraiment la même chose, en tout cas vraiment pas pleinement la même chose.

 

 
  1. Communier, pourquoi ? Communier autrement, comment ?

 

Voilà ce que je peux vous dire de cette communion eucharistique… Si vous m’accordez encore quelques minutes, j’aimerais ne pas en rester là et j’aimerais questionner brièvement tout cela. Avec une première interrogation : pourquoi voulons-nous communier ensemble, au sens de communier à la même table eucharistique ?

 

Du point de vue catholique je vois bien que cette question est le fruit de notre histoire et de notre pratique. Nous avons, à mon avis, beaucoup trop réduit la vie ecclésiale à la participation à la messe du dimanche. Je l’ai dis souvent dans mon ancienne paroisse, et je crois que c’est bon à redire à l’heure où notre évêque nous invite à sortir de la désolation de ne plus avoir de messes de partout et tout le temps et à mettre en place des petites fraternités autour de la parole de Dieu, si l’eucharistie est la source et le sommet de la vie chrétienne – pour reprendre une expression de Vatican II – ça veut aussi dire qu’elle n’est pas le tout de la vie chrétienne. Et sans doute, c’est même sûr, y’a-t-il d’autres formes de communion ecclésiale à vivre entre nous et donc d’autres formes de communion entre chrétien que nous pouvons déjà vivre !

 

Si j’en crois les Actes des apôtres chapitre 2 verset 42, on nous dit que les premiers chrétiens «persévéraient dans l’enseignement des apôtres et la communion fraternelle, la fraction du pain et les prières ». La communion fraternelle n’est visiblement pas réduite à la fraction du pain et donc à ce qu’on appelle aujourd’hui l’eucharistie.

 

En plus, permettez-moi de m’étonner, en reprenant une interrogation d’un pasteur tout à fait respectable puisqu’il et aujourd’hui président de la Fédération Protestante de France, le pasteur Clavairoly ; l’année dernière les responsables ou leurs représentants des Eglises chrétiennes de l’agglomération grenobloise nous avons vécu plusieurs soirées de travail avec des théologiens autour des mots « communion et unité » ; et le pasteur Clavairoly de nous dire : pourquoi faire une fixation sur cette communion eucharistique commune, quand nous protestants réformés de France, disait-il, nous ne la célébrons qu’exceptionnellement et qu’elle n’est finalement pas si importante pour notre vie ecclésiale habituelle, en tout cas pour beaucoup ? Il ne disait pas cela seulement pour évacuer la question ou la banaliser, comme si l’eucharistie n’avait aucune importance, mais aussi pour questionner leur rapport à la Ste Cène. En tout cas c’est intéressant comme remarque. Pourquoi faire de cette question de la communion eucharistique un repère ou un marqueur, voire une garantie de dialogue et de vie fraternelle possible entre nous, pourquoi tout cristalliser ou tout focaliser là-dessus ?

 

Je le redis, il y a plusieurs formes et plusieurs façons d’être en communion. Certes il nous faudra, je crois, viser (c’est le but) d’être en communion pleine et entière et donc de pouvoir aussi célébrer ensemble la même eucharistie. Mais puisque nous n’en sommes pas encore là et qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire, demandons-nous quels modes de communion fraternelle et ecclésiale nous pouvons et devons vivre aujourd’hui.

 

Voulons-nous vraiment prier ensemble, par exemple ? Pas seulement pour la semaine annuelle de prière pour l’unité de chrétiens ! Même si ce serait déjà bien. Voulons-nous d’ailleurs vraiment prier pour l’unité des chrétiens ? Un pasteur un peu provocateur et un peu facilement « anti-catholiques » me disait l’autre jour : si l’unité c’est d’être avec votre Eglise, alors c’est hors de question, on est bien mieux sans vous, on en veut pas de votre Eglise. Ce sont ses mots… De fait, si c’est ce que nous pensons les uns des autres, peut-être que ça ne sert à rien de prier pour l’unité…

 

Personnellement je vais prier deux fois plus pour cela car je ne peux accepter une telle vision de nos Eglises. Mais c’est révélateur d’une question ecclésiologique importante qu’il faudra bien qu’on travaille ensemble, entre Eglises : celle du modèle d’unité qui pourrait nous rassembler. Mais en ayant en tête qu’il faut qu’on fasse attention à ce que nous ne construisons pas notre petite unité à nous, mais bien celle que le Christ veut pour son Eglise et donc celle que l’Esprit Saint, petit à petit, nous permettra d’accueillir et de construire. Et donc, si nous voulons laisser l’Esprit Saint agir, alors il faut que nous prions ensemble, ce qui est déjà une forme de communion possible entre nous.

 

Par ailleurs, la communion est et sera existante, et elle grandira, si nous nous donnons aussi les moyens de nous connaître vraiment, ente Eglises et entre chrétien de différentes Eglises. La question sera celle de savoir quels sont les lieux et les temps pour cela. La théologie est un lieu, mais il nous faut aussi trouver des lieux de rencontres fraternelles. La catéchèse pourrait aussi en être un, comme c’est le cas dans certains endroits…

 

Et puis la communion sera existante et grandira entre nous quand nous vivrons ensembles et concrètement les appels de l’Evangile en l’annonçant au monde, en paroles mais aussi et tout autant en actes. Il faut juste que nous acceptions de le vivre ensemble et pas de façon concurrente. Et tant que nous croirons les uns et les autres que nous sommes la seule et la vraie Eglise du Christ telle qu'il la veut, alors nous n’y arriverons pas. Il faut donc se donner du temps pour nous connaître, nous comprendre et relire ensemble nos histoires pour pouvoir nous recevoir les uns les autres dans ce que Jean-Paul II appelait un « échange de dons ».

 

Mais parallèlement, nous pouvons déjà œuvre ensemble concrètement pour plus de justice et de paix ! C’est vraiment et c’est aussi un lieu de communion possible entre nous. On reproche souvent au Conseil Œcuménique des Eglises d’être trop, aujourd’hui, sur ce créneau là de la justice et de la paix, et pas assez sur une recherche commune d’une unité visible, mais c’est tellement important aussi cette œuvre commune de plus de justice et de plus de paix dans notre monde, et c’est bien qu’on y travaille déjà et concrètement, d’autant plus si du point de vue théologique et institutionnel ça tâtonne un peu !

 

 
  1. Quelques mots conclusifs

 

Je termine… En revenant sur cette question de la communion eucharistique. Ne communions pas trop vite. N’allons pas trop vite croire que ce qui nous a séparé est résolu. Entendons pour de vrai ces deux versets de Jésus dans l’évangile de Jean et mesurons l’écart réel avec ce que nous vivons : Que tous soient un… afin que le monde croit » (Jn 17) ; et : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour els autres que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jn 13).

 

J’aime la prière du Père Couturier qui nous invite à expérimenter la douleur de nos divisions et qui demande à l’Esprit Saint de la ressentir. C’est la condition pour qu’on veuille vraiment avancer sur des chemins d’unité et de communion réelle. La douleur de ne pas pouvoir partager encore le pain eucharistique doit nous rappeler cela et nous pousser à chercher ensemble et pour de vrai des chemins d’unité, l’unité telle que Jésus la veut.

 

[1] Cf. Directoire œcuménique n°122 et 123 (+le bémol du n°124).

[2] Cf. Maxime le Confesseur qui montre dans sa Lettre à Marin « que, lorsque les Latins parlent de procession du Saint-Esprit du Père et du Fils, ils évoquent sous une autre forme ce que els Grecs appellent procession du Père par le Fils. » (Hilarion Alfeyev, Orthodoxie, volume 1, Cerf, coll. Initiations, 2009, p.99.

[3] Cf. Directoire œcuménique n°130-132.

[4] Celle-ci a été accordée par exemple aux membres de la communauté de Taizé, par Mgr Le Bourgeois, à l’époque (et par Rome). Frère Roger disait avoir réconcilié en lui, et ses frères comme lui ou avec lui, sa foi protestante et la foi eucharistique catholique.

[5] Pour Max Thurian, dans sa contribution au livre Vers l’intercommunion (Mame, coll. Eglises en dialogue n°13, 1970), il y a plusieurs éléments de foi nécessaires à une célébration commune et donc à tenir ensemble :

  1. le Christ est réellement présent dans l’eucharistie et le pain et le vin doivent donc être l’objet d’un vrai respect ;
  2. le sacrifice de la croix est représenté sacramentellement et devient l’offrande que l’Eglise peut présenter à Dieu ;
  3. le président de la célébration doit être un ministre de l’Eglise ordonné par l’imposition des mains sacramentelle (don de l’Esprit Saint) ;
  4. et dans la liturgie doit être manifestée la catholicité de l’Eglise et le souci de chaque Eglise locale d’être en communion de foi et de prière avec toutes les Eglises.

[6] Cf. texte d’accord signé à Rome le 20 juillet 2001 à quelques mois de la reconnaissance par Rome de la validité de l’anaphore d’Adaï et Mari, acte signé le 26 octobre 2001 entre l’Eglise catholique et l’Eglise assyrienne d’Orient.

Dans une conférence de Martin Hoegger en date du 14 décembre 2012, il est écrit qu’il n’y aurait qu’une Eglise avec laquelle l’Eglise catholique ait signé cette reconnaissance et cette possibilité de communier chez l’autre, l’Eglise syriaque… ? Sans doute s’agit-il en fait de ce que nous évoquons en première partie de cette note ?

[7] Pour eux, luthériens, il y a consubstantiation : c’est bien du pain et du vin, mais c’est aussi et réellement le Corps et le Sang du Christ. Ce n’est pas qu’un signe. De notre côté, catholique, nous parlons de transsubstantiation : c’était du pain et du vin, ça garde l’apparence du pain et du vin, mais c’est désormais et réellement le Corps et le Sang du Christ.

[8] Cf. le document de « Foi et Constitution », le BEM (Baptême, eucharistie, ministère, Le Centurion / Presses de Taizé, 1982).

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