Triste tigre

Je referme ces pages douloureuses ; et je m’interroge : qu’est-ce qui pousse des lycéens à choisir un tel récit pour leur Prix Goncourt 2023 ? Qu’est-ce que cela dit de la jeunesse d’aujourd’hui ? Une jeunesse atterrée par la violence du monde, y compris celle dans les familles ? Une jeunesse qui veut ainsi prévenir et se protéger ? Un jeunesse qui veut crier une forme de désespérance ou de mal-être profond ?

Et qu’est-ce que cela dit de la littérature et du rapport de ces jeunes rapport à celle-ci ? Certes, je dis souvent que l’un des possibles, et même l’un des enjeux, d’une oeuvre littéraire – son « pouvoir » aussi – c’est de nous plonger dans des réalités de vie que nous n’expérimentons pas nous-mêmes et c’est tellement important. Mais là ? Là ce n’est pas de la fiction, c’est un récit de vie, réel, un témoignage. Est-ce de la littérature ? Oui sans doute, pour une part – notre auteure s’interroge elle aussi dans les dernières pages de son récit, elle questionne même son projet...

Mais quand même, qu’est-ce qui pousse des lycéens à primer un tel récit plutôt qu’un roman qui distancierait le réel par la fiction et qui permettrait de l’entendre autrement, ou à primer un roman qui permettra de s’évader un peu et par exemple d’appréhender des réalités positives et quand même belles de ce monde, car malgré tout il y en a ?! Je m’interroge...

Ce livre, qui a aussi reçu le Prix Femina, est donc un récit de vie. Terrible. Un viol familial, celui d’une petite fille par son beau-père, pendant plusieurs années. Après avoir choisi de partir, quand elle le pourra, elle va finalement décider de parler, pour protéger ses plus jeunes frère et soeur qui arrivent à l’âge du premier viol. Et c’est l’enquête, le procès, et tout ce qui suivra. Il faut entendre tout cela...

Neige Sinno raconte, Neige Sinno interroge aussi ses souvenirs, comment ça reste en elle ou comment ça la travaille, mais aussi ce qui reste comme des parts d’ombre. Elle met en mots aussi ce qui s’est vécu et ce qui s’est dit autour d’elle. Elle interroge encore son histoire par ce qu’elle lit ailleurs – y compris d’autres formes de violence – dont les mises en mots viennent prendre résonances avec son histoire à elle et ce qui l’habite et la travaille jour après jour, au fil des années, des émotions, et de ce que la vie lui fait revivre de ce traumatisme qui est là inscrit en elle...

Peut-on se relever de cela, peut-on s’autoriser à vivre vraiment ? Les autres peuvent-ils comprendre ? Neige Sinno est traversée et travaillée par beaucoup de questions. Alors elle dit, elle raconte, elle réfléchit. C’est par moments très clair, parfois embrouillé ou difficile à suivre ; ça donne quelque chose d'étonnamment construit, ce qui peut rendre la lecture un peu laborieuse. Mais il faut entendre, il faut savoir tout ce qui là se dit...

J’ai failli arrêter plusieurs fois – y compris à quelques dizaines de pages de la fin. Mais ça résistais en moi, je voulais voir comment ça allait avancer, se dénouer, se raconter jusqu’au bout. Comprendre mieux comment ce projet d’écriture permet à cette femme de vivre mais plus encore – ou tout autant – d’éveiller notre conscience, peut-être. Mais je ne sais au final qu’en dire...

Il faut se laisser faire sans doute par cette pensée qui défile, les souvenirs qui s’appellent et se bousculent, la vie familiale qui se raconte, avant, pendant, et tout ce qui suivra, comment Neige Sinno va essayer aussi de prévenir et protéger sa fille des dangers de la vie... Alors c’est vrai on en sort un peu « plombé », moi en tout cas... Mais sans doute notre société, et donc moi comme nous tous, a-t-on besoin d’entendre tout cela !? Sans doute est-ce pour cela qu’un tel récit de vie a reçu le Prix Femina et le Prix Goncourt des lycéens 2023 ? Je m’interroge... Mais c’est sûr qu’il faut savoir tout cela, d’une façon ou d’une autre, et donc l’entendre – et donc en lire des tentatives de mises en mots...

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Neige Sinno, Triste tigre, P.O.L, août 2023, 284 pages, 20€.